Cinq heures et demi
Ce matin, il y a dans l'air des odeurs de nature neuve, le chant des oiseaux résonne plus fort que les camions qui viendront tout à l'heure quand tout s'animera. Je m'imprègne de toutes ces sensations, je médite sur les Saints Noms qui rebondissent sur le trottoir, sur les volets des maisons, sur les toits qui sont comme des couvercles posés sur l'histoire de ces familles endormies. Il est cinq heures, rien ne bouge encore, nous veillons sur le devenir de l'humanité assoupie. J'ai l'impression de flotter sur un nuage de transcendance. Hare Krishna! Hare Krishna! C'est à ces portes que j'irai frapper tout à l'heure pour apporter le message de la Bhagavad-Gita. Il me faut m'emplir de la force des Saints-Noms, Hare Rama! Hare Rama! J'irai leur parler du couple divin. Lui, joue de sa flutte; Elle, déploie ses bénédictions de sa main bienveillante. Hare Krishna, Hare Krishna. Donnez-moi la force; je ne connaîtrai pas la colère, ni la fatigue, ni l'impatience, Hare Rama ! Hare Rama! Je plonge dans l'océan de la force primordiale, Hare Krishna! Je m'ébats dans les eaux de la félicité. Bien être, béatitude, le petit Dieu danse sur ma langue, je sens comme un nectar qui s'écoule dans ma gorge. Dans la journée, même quand je ne chante plus, le nectar continue de couler alors que je vais de porte en porte.
Hare Krishna! le temps suspend son vol, seuls les oiseaux partagent avec moi ce secret, et les arbres aussi.
Hare Rama! la vibration est douce comme le contact des boules de bois de mon chapelet que j'égrène tendrement dans son sac. 108 graines qui défilent entre pouce et majeur.
Hare Krishna! je me suspends au fil divin comme un funambule somnambule.
Il y a des odeurs de chaudières qui donnent à l'air le parfum de la chaleur du foyer et me font oublier le froid de l'automne.
Hare Rama! Hare Rama! Radharani est douce, compagne du Dieu sauvage, son visage rayonne comme l'or en fusion. Je contemple ses pieds pareils au lotus.
Hare Krishna! Hare Krishna! j'ai bientôt fini mes seize tours de chapelet, cela fait une heure et demi que je récite les Noms, il est six heures, je retourne vers le camion pour écouter la classe du Shrimad Bhagavatam (le prêche du matin). J'accélère le pas, Hare Rama! Hare Rama! "Seigneur donnes moi la force, je ne sais pas encore ce que va nous sortir Adhishekar ce matin."
Pendant la classe, Sankasha sort ses casseroles et prépare le petit déjeuner. Nous sommes assis en tailleur sur le plancher de bois du vieux J7 Peugeot. En dessous, il y a le stock de livres et de disques, nos sacs de couchage et autres affaires personnelles. Pitavas dort la nuit sur les deux sièges avant. Le matin, il se réveille en se plaignant du levier de vitesse qui lui rentre dans les côtes. Adishekar commence sa classe :
" Tout ce que les karmis possèdent, ils le volent à Krishna, même l'air qu'ils respirent (les karmis sont ceux qui ne servent pas Krishna). Nous sommes comme les fonctionnaires du gaz, nous venons relever les compteurs et leur donner l'occasion de payer la facture... Oui les karmis vivent dans le vol des énergies divines, il faut tout leur prendre, même leurs dents en or". Seigneur!, je ris. Adishekar est pathétique autant qu'il est drôle.... La cuisine de Sankasha nous étouffe désormais, il vient de frire les épices du tchanch, le piment nous dévore les bronches, il faut ouvrir la porte. Il y a tellement de condensation accumulée que le toit du camion est constellé de gouttelettes.
....."Rien ne fait plus plaisir à Krishna que l'on répande ses gloires. En prêchant, nous nous attachons sa reconnaissance éternelle.... Prabhupada, notre maître spirituel nous a sauvé de l'enfer, il nous a réappris à vivre, à manger, à dormir, à travailler. La moindre des choses c'est de lui donner notre vie et de distribuer ses livres.... Nous avons vécu des milliers de vies dans l'ignorance, dans la jouissance et la "gratification des sens". Essayons juste de donner une vie à Krishna". Jaya Prabhupada!! (Gloire à Prabhupada) Il est huit heures, la classe est finie, Prasanatma sort les assiettes et sert le prashadam (la nourriture offerte à Krishna).
Sarira avidya jal!..... nous chantons le bénédicité et nous passons à table, il n'y a pas de table, mais c'est mieux ainsi. Légumes fumants aux épices, riz basmati et chapatis (galettes de blé).
Comme le dit la prière, je mange à satiété; bien souvent au point d'avoir mal au ventre. La matinée devient alors un martyr, je dois lutter contre le sommeil qui me talonne, les désirs qui m'assaillent et me brûlent comme un feu, et le regard des karmis chez qui je sonne et qui doivent sentir mon malaise. J'ai alors l'impression d'être tout nu. Je suis là avec mon crâne rasé, ma robe safran et mes claquettes, je n'ai plus la force de les convaincre, mon ventre me tire vers le bas, mes organes génitaux m'écartèlent. Je sens le désir des femmes qui m'ouvrent leur porte, je sens l'odeur de leur sexe et j'ai l'impression de m'évaporer.
Mais ces jours là, je lutte, et au fil des portes qui passent, de mon estomac qui se vide, la légèreté revient qui confère à mon mental la clarté, à mon verbe la force et quand vient le soir, j'ai vidé mon sac de livres, j'ai vendu tous mes disques, donné tout mon encens et je ramène invariablement une collection de 600 ou 800 francs. Cela fait de moi un bon collecteur et nul ne connaît les combats que je mène contre mon estomac. Nul ne sait que parfois ma semence s'écoule toute seule dans l'étoffe de coton de mon brahman-underwear (slip de brahmane).
Il y a des jours radieux où la campagne est ma demeure, j'aime y déféquer derrière un buisson, c'est un plaisir unique. Le matin, Adishekar nous dépose à l'entrée du village et nous appliquons la tactique du lézard: suivre les murs et rentrer dans tous les trous. Je sonne à chaque porte, je ne fais pas de différence entre une masure délabrée et une villa opulente. Dans l'une comme dans l'autre se cache une âme à sauver. Quelque soit l'emballage, la surprise est toujours là et le plaisir de découvrir une nouvelle âme conditionnée à qui je vais pouvoir faire entendre la douce vibration qui sauve : " Hare Krishna ! Bonjour madame, nous sommes de jeunes missionnaires de retour de l'Inde et nous avons ramené avec nous un merveilleux disque que nous avons enregistré avec Georges Harisson, tenez..." et là, je lui glisse délicatement le 33 tours entre les mains.
Si elle accepte de le prendre, la moitié du travail est fait. Invariablement, quelque soit mon interlocuteur, je répète mon "mantra"(formule sacré au pouvoir hypnotique), je travaille chaque syllabe. J'y mets la même ferveur que lorsque je chante mes tours de chapelet le matin et la même intonation mêlée d'élan et de détachement.
Même si l'on ne m'achète rien, je pense toucher un cœur et le faire vibrer au son de ma "formule sacrée". Je sens la lave de ces cœurs en fusion, je viens les baratter comme un bon cuisinier mystique. Et invariablement, mes flèches portent: dans une maison où l'on accueille aimablement le jeune missionnaire de 18 ans, où l'on va chercher le porte monnaie dans la cuisine pour acheter le disque de l'amour pur. Invariablement, je donne alors le livre qui pourra faire exploser une conscience, un jour, dans un, deux, dix, vingt, cinquante ans.
"Ces livres sont des bombes à retardement" disait Adishekar ce matin. Consciencieusement, j'accomplis mon travail de terroriste transcendantal.
"- ça ne m'intéresse pas!
- ça ne fait rien, bonne journée madame, Hare Krishna!"
Les refus ne m'affectent pas, je suis un yogi : " Ephémères, joies et peines, comme été et hiver vont et viennent. Elles ne sont dues qu'à la rencontre des sens avec la matière, il faut apprendre à les tolérer sans en être affecté."
Toute la journée, je me récite mentalement ce verset de la Bhagavad-Gita. Je commence dès le matin à quatre heures lorsqu'il faut prendre la douche glacée. Et ça marche, je goûte la joie de la non-dualité, c'est le nectar qui coule dans ma gorge. Un jour, j'en parle à Adishekar, il me regarde d'un air incrédule et peut-être un peu jaloux de cette expérience qu'il ne semble pas partager. Mais c'est un bon père, il me répond avec bienveillance quelque chose d'insignifiant.
Les mois s'écoulent ainsi : pendant trois semaines, nous écumons les villes et les villages de Normandie et nous venons passer la quatrième semaine à Paris pour qu'Adishekar puisse voir sa femme et sa fille. Dans l'équipe, nous sommes tous brahmacharis, des moines célibataires habillés en orange. Adishekar lui, notre « sankirtan leader », est marié et je sens bien souvent, le combat titanesque que cet homme d'à peine trente ans s'efforce de mener contre ses désirs. Il est sans cesse en colère. Le matin au lever, il ne supporte pas le moindre bruit et si l'un de nous s'avise de demander un tube de dentifrice nous l'entendons hurler : " Je ne veux pas entendre de vibrations matérielles pendant le programme du matin, c'est compris, bande d'abrutis."
Adishekar est un personnage haut en couleurs. De père maghrébin, il a dû grandir dans des quartiers défavorisés où il a acquis cette combativité qui l'anime. Il a bourlingué dans le monde entier et surtout en Asie où il a connu sa femme qui est vietnamienne, il paraît qu'il a fait de la prison, mais ça, il ne nous l'a jamais confirmé. Tout ce qu'on sait, c'est qu'il a été soldat quelque part en extrême orient et qu'il aurait fait des choses pas très claires. Puis, il s'est intéressé au yoga et a rencontré les dévots qui l'ont envoyé à Mayapoura, au Bengale. Là, il a passé un an sous les ordres de Jayapataka Swami, un moine américain gigantesque qui vit là bas depuis 1969 et y est devenu une figure locale.
Adishekar a vécu sous la férule du Swami et il entend bien nous transmettre son expérience de l'austérité. Il a de l'amour pour Krishna et Prabhupada, notre maître spirituel, c'est un serviteur dévoué et un de ses grands plaisirs est de nous faire rire aux larmes avant de nous déposer à l'entrée des villages à conquérir. Adishekar est un leader sévère et lorsque nous rentrons à Paris, les autres dévots considèrent avec admiration que nous puissions le supporter. C'est un caractériel, mais il est efficace, son équipe compte les meilleurs distributeurs de livres et Bhagavan apprécie ses services. Moi, je me dis que c'est une bénédiction d'être avec lui, de cette façon, je me purifie plus vite.
La semaine que nous passons à Paris nous change de la campagne Normande. Je vais tirer les sonnettes du côté de la place de la Bourse. Toujours suivant la technique du lézard, je passe des bureaux, aux magasins, aux appartements et jusqu'aux chambres de bonnes sous les combles. Comme nous ne pouvons pas rejoindre le camion le midi, je pars le matin avec une caisse de livres que je dépose dans un café. J'ai la sensation de tout connaître de Paris, je découvre chaque recoin. J'aime gravir ces escaliers branlants qui mènent à des greniers énigmatiques et où chaque détail me parle. Le bois qui craque, les plantes sur les paliers, les vasistas qui donnent sur des océans de toits, les paillassons qui disent bonjour, les plaques de cuivre d'avant la guerre déclinant des noms d'un autre siècle. Ces labyrinthes sont habités d'un silence propice au prolongement de mes méditations. Parfois, j'entends les bruits d'une radio ou d'un animal, parfois, sous les combles, c'est un couple de jeunes qui font l'amour à onze heure du matin, j'envie un peu leurs râles de plaisir. Mais je suis un moine, j'ai fait vœu de chasteté, il y a bien longtemps que je n'ai plus effleuré la hampe de mon sexe dur.
Puis au gré des portes qui se succèdent, je me retrouve dans le hall de sociétés diverses. Parfois, j'atterris dans un bureau où un homme croule sous une avalanche de dossiers. Apocalypse de papiers. Il semble être en contact avec le monde entier bien que tout dans la pièce paraisse vieux, usé, poussiéreux. Il doit vendre et acheter des tonnes de choses. Pour moi, c'est une autre de ces âmes conditionnées qu'il me faut aider : "Hare Krishna! Bonjour monsieur, je suis un jeune missionnaire...." L'homme m'achète mon livre, me tend 50 francs et après avoir échangé quelques paroles me demande de le dédicacer. Il me donne l'impression de quelqu'un qui aurait rencontré un ange. Sur la couverture de la Bhagavad-Gita j'écris : "Connais-toi toi même et tu connaîtras l'Univers et les Dieux." … L'Inde n'a pas encore avalé toute mon âme. De l'autre côté de la rue, il y a la Bourse, un autre temple dont je n'ai pas percé les secrets. Je le sens vibrer à travers les murs sombres.
Parfois, les sociétés sont luxueuses, on sent qu'on est là dans l'antre de quelque multinationale. Les gens font mine de ne pas me voir et je me faufile dans les bureaux, tout en douceur. "Bonjour, je suis missionnaire, je reviens de l'Inde......" Comment fais-je pour parler avec cette douceur ? Je suis un séraphin qui se penche avec compassion sur le monde des stressés du business.
En quelques semaines, j'ai écumé tout le quartier de la Bourse. En rentrant dans les locaux de l'A.F.P., j'ai eu l'impression de pénétrer dans la salle des machines d'un immense cargo. J'ai dû penser à Kafka.
Désormais, je m'attaque à Neuilly, en métro, c'est à deux pas de la rue Lesueur où se situe notre temple, notre base transcendantale. Le vaisseau d'amour divin est ancré à quai sur l'Avenue Foch, entre les prostitués en cabriolet rouges et d'énigmatiques ambassadeurs. Je ne remarque pas la population du quartier. Elle se cache derrière d'immenses grilles, des caméras à l'œil froid. Elle sort parfois derrière d'épaisses vitres dans de grosses voitures allemandes. Paris commence à vivre quand je descends dans ses entrailles, métro Chalgrain. La vie explose quand j'émerge à Belleville ou St Ouen. Je n'aime pas les riches, ils ne me font pas peur, j'aime les déranger par mon aspect.
Le dimanche matin, lorsque nous sommes à Paris, nous allons chanter au marché aux puces de St Ouen. C'est souvent Indra qui mène la procession, nous déambulons entre les stands des brocs et les parisiens nous regardent passer avec un air blasé. Nous sommes en général une trentaine, les hommes sont devant, les femmes suivent derrière. Nous sommes armés de cymbales et de tambours et nous dansons au pas du swami en nous dandinant bien en ordre. Le vent souffle dans les robes safrans et les saris multicolores. De temps en temps, nous restons sur place et au rythme des mridangas* qui s'accélèrent, nous commençons à sauter frénétiquement. Hare Krishna, Hare Krishna, le mantra nous enivre, les rondes s'accélèrent, les pas se font plus amples, les bras se lèvent au ciel, Hari Bol, Hari Bol, .... chantez les noms de Hari.
Puis, sur un signe du sankirtana leader, les chants s'arrêtent et l'un d'entre nous s'avance devant les badauds rassemblés et commence à les haranguer :
" Il y a 500 ans, au Bengale est apparu Shri Chaitanya, il était un avatar, une manifestation du Seigneur Suprême venu pour nous donner le moyen de nous libérer du cycle infernal des morts et des renaissances. C'est par le chant des Saints Noms du Seigneur que chacun d'entre nous peut y parvenir.
Chaitanya nous enseignait que l'on devrait chanter les saints noms du seigneur en toute humilité, sans prétention aucune, en se considérant plus humble que la paille dans la rue, en étant plus tolérant que l'arbre, et prêt à rendre tous ces respects à autrui, sans rien attendre en retour pour soi-même. Dans un tel état d'esprit, on peut chanter sans cesse les noms du seigneur et baigner dans un océan de félicité. Si vous le voulez, vous pouvez chanter avec nous le maha-mantra.
Mantra, vient de deux suffixes sanskrits : mana qui signifie le mental et tra de trayate qui veut dire libérer, ce chant est donc le grand chant de la délivrance. Répétez après moi : Ha-re Krish-na , Ha-re Ra-ma."
Les tambours reprennent, puis les cymbales et les voix. Les rondes se reforment. "We are going home, back to Godhead". Nous profitons de la procession pour distribuer des invitations à la fête de l'après-midi. Certains d'entre nous discutent avec des gens surpris qui découvrent pour la première fois l'Inde traditionnelle à Saint Ouen.
Puis, nous nous hâtons vers les camionnettes car il faut aller préparer la fête du dimanche. Cet après-midi, le temple sera plein de monde venant de tous les horizons. Déjà, nous distribuons les tâches, souvent je me retrouve à l'accueil, c'est une responsabilité un peu ingrate car il faut réceptionner les chaussures des invités et certaines dégagent des effluves qui nous font oublier les vapeurs d'encens de la salle du temple.
Mais le plus dur, c'est que pratiquement tous les dimanches, des gens se font piquer leurs chaussures. Ce sont bien sûr les gens les plus distingués qui trinquent. Ils doivent attendre que tout le monde soit parti pour finalement s'en aller avec les godillots troués du voleur. Il faut dire qu'à l'époque, un "guide du zonard" recommande d'aller se fournir gratos en chaussures chez les Hare Krishnas. Quand ce genre de choses se produisent, je me sens rouge de honte et d'anxiété, mais quand ces pauvres gens s'en vont tout penauds d'avoir échangé leurs Weston à 2000 francs contre d'immondes croquenots, je ne peux m'empêcher de rire quand ils referment derrière eux la lourde porte du temple. Le plus drôle, c'est que ces gens, pris dans l'ambiance spirituelle n'osent pas se mettre en colère. Sans doute se souviennent-ils de la conférence qui leur expliquait un peu plus tôt les mécanismes implacables de la loi du Karma :"Rien n'arrive par hasard, tout ce que nous vivons trouve ses racines dans nos actes passés." Je suppose qu'ils hésitent à demander des explications sur la disparition de leurs godasses de peur de devoir supporter un autre discours philosophique.
A part ça, les fêtes du dimanche sont un grand moment de partage et de fraternité. La salle du temple est pleine à craquer au moment de la cérémonie et les gens dansent avec nous. Ensuite, nous servons le festin, tout le monde s'assied par terre en tailleur et nous passons entre les rangs avec des seaux pleins de préparations succulentes : pakoras, samosas, puris, subjee, goulabs, koftas, raïtas, papadoms, jeelabis, sweet rice, halavas.... tout le monde en redemande. Il est vrai que le prashadam (c'est le nom de la nourriture consacrée offerte à Krishna) est cuisiné avec amour et dévotion, dans le recueillement et les mantras. Souvent, la fête se termine par une pièce de théâtre mettant en scène soit une fable du Pancha tantra (un texte indien qui ressemble à s'y méprendre aux fables d'Esope) soit un divertissement de Krishna ou de Ramachandra. Immanquablement, la pièce se termine par des chants et des danses.
Quand le temple se vide, sur les coups de huit heures, j'ai souvent un coup de blues le dimanche soir. C'est un état qui ressemble à un gros coup de dépression. Est-ce le fait d'avoir donné tellement d'amour à ces gens et de me retrouver seul face à moi-même. Seul avec mon chapelet comme seule source d'affection. Je crois qu'à ce moment, j'ai un vague souvenir pour ma famille et mes anciens amis. Souvenir que je réprime aussitôt, Hare Krishna! Hare Krishna! "Seigneur, donnes-moi la force de te servir avec amour et dévotion."
Plus humble que la paille dans la rue, plus tolérant que l'arbre"... Sans cesse, je me répète les paroles de Chaitanya. Le blues finit par passer, je rejoins vite mon sleaping bag après avoir fini d'aider au nettoyage des pièces. Il est déjà neuf heure trente et j'étends le duvet sur le parquet de la grande salle sans meuble où tout à l'heure nous prêchions ardemment pendant le festin. Mon pull-over me sert d'oreiller, déjà nous sommes une quarantaine au moins dans la pièce et nous plongeons rapidement dans les quelques heures de sommeil qui nous séparent de la cérémonie du matin : le mangala aratika qui démarre à 4 heures.
Hare Krishna! Hare Krishna! Il y a déjà la queue dans les douches. Comme d'habitude, un des lavabos est bouché, il déborde d'eau où baignent poils, mucus et autres matières difficiles à identifier. Heureusement que je ne suis pas ce corps, sinon je dégueule sur place. "Hari Bol ! l'eau est glacée! ça réveille, merci Seigneur de ta bienveillance."
L'autre jour, un dévot a glissé sur sa savonnette et s'est cassé la cheville. Il m'a avoué qu'il avait pris plaisir à faire couler un peu d'eau chaude. "Krishna m'a joué un bon tour m'a-t-il dit en riant". Wishvambar d'ailleurs dit que l'eau chaude c'est le plaisir sexuel, mais là, je pense qu'il exagère un peu.
Au temple, les dévots passent leur temps à prendre des douches car il faut être pur pour aller devant les mourtis (les divinités ) ou pour pouvoir rentrer dans la cuisine. Si l'on a déféqué, on est impur et il faut prendre une douche. Même chose si on a marché dans la rue. En été ça va mais en hiver c'est dur. Les dévots ont une obsession de la pureté.
Mais je me dépêche d'aller à l'aratika, il faut profiter du brahma muhurta: les heures avant le lever du soleil qui sont propices à la méditation. La cérémonie commence par de douces mélodies, j'aime ces refrains sanskrits dont je connais chaque mot et qui me transportent aux pieds pareils au lotus des saints et dans des sphères de calme et de paix indicible.
J'aime le déroulement de la cérémonie où l'on offre au couple divin l'encens, la flamme de camphre, l'eau, l'air du chamara, la queue de yack qui fait d'amples moulinets puis le grand éventail de plumes de paon. Krishna aime bien les paons, il y en a partout à Vrindavan, dans son village natal au nord de l'Inde. Il aime les vaches aussi, il y a 5000 ans, il était vacher et il batifolait avec les gôpis, les jeunes vachères. Krishna nous regarde de ses yeux pleins d'amour et Radharani sa compagne est vraiment la Mère Universelle. J'ai tellement envie de les servir, de leur faire plaisir, afin qu'ils se révèlent à moi chaque jour un peu plus, afin que la Terre entière puisse goûter le nectar de la pure dévotion.
Hare Krishna! Hare Krishna! Radharani est comme de l'or en fusion. Jaya Radhe! Mon cœur déborde d'affection. Gloire au bhakti yoga! Gloire à Prabhupada, notre sauveur! La conque résonne trois fois, c'est la fin de la cérémonie. Nous nous prosternons pendant que le prêtre récite une longue prière de glorification. Puis, avant que les rideaux ne se ferment sur nos déités, nous entamons l'hymne à l'Homme-Lion qui déchira le démon de ses griffes acérées. Encore une fois, nous nous prosternons; Radha Krishna et leur famille disparaissent et une frêle dévote apporte au milieu de la pièce un grand pot de terre contenant Toulassi.
Toulassi est une pure dévote de Krishna qui s'est incarnée dans une plante tropicale, en fait c'est un petit arbuste. Elle ne pousse que là où il y a de la dévotion pour Krishna. Nous l'entourons affectueusement et commençons à entonner les hymnes qui la glorifient.
" Tourner autour de Toulassi peut libérer du pire des crimes, même du meurtre d'un brahmane" Autant vous dire que nul n'oublie de déambuler autour de la pure dévote et d'aller l'arroser de quelques gouttes d'eau avant de se prosterner devant le pot sacré.
La cérémonie de Toulassi est terminée, je m'assois en lotus et je plonge la main droite dans mon sac à chapelet accroché autour de mon cou. Seul dépasse l'index. Du pouce et du majeur, je commence à égrener mon cher mantra, ma formule magique qui m'amène aux pieds du petit dieu bleu : Hare Krishna! Hare Krishna! Oh Seigneur! Oh Puissance de félicité, qu'avec amour je vous serve! Hare Rama! Hare Rama! Oh Source de toute puissance, donnez moi la force de vous servir! Hare Krishna! Hare Krishna! Aujourd'hui encore, j'irai tirer les sonnettes à la rencontre des âmes prisonnières du samsara, le cycle des morts et des renaissances. Je dois briller de ta lumière Seigneur, Hare Rama, Hare Rama, je me régale du chant nectaréen des Saints Noms. Dieu est contenu dans son Nom, il n'y a pas de différence entre Dieu et ce qui le désigne. L'Infini est dans ces quelques syllabes: Ha-re Kri-shna Ha-re ra-ma.
Je sens la source de vie illimitée qui monte en moi. Tout est une jouissance, les damiers noir et blanc du dallage qui sent bon l'eau parfumée; l'étoffe de coton tout propre qui m'habille; l'air neuf de l'aube qui approche; les bruits feutrés des dévots qui s'affairent à baigner et à habiller les divinités derrière le rideau. J'ai l'impression de flotter dans l'éternité, je ne connais pas l'anxiété. Hare Krishna, Hare Krishna, "merci Seigneur," j'ai déjà fini mes 16 tours de chapelets. Je vais aller m'allonger un quart d'heure avant la classe de Shrimad-Bhagavatam. Je déroule mon sleaping bag dans la chambre du haut et je m'allonge plein de la satisfaction du travail accompli. Hare Krishna, le mantra continue dans mon sommeil.
Ce matin, c'est Bhagavan qui donne la classe. Cela fait longtemps que je comprends son accent de Brooklin mais pour ceux qui ne parle pas anglais, il y a une traduction. Cela coupe l'élan de l'orateur mais lui donne sans doute le temps d'approfondir ses idées. Bhagavan est très brillant dans ses exposés philosophiques, il a la verve et l'austérité d'un tribun romain. Il aime prendre à parti l'establishment, son discours est une critique acerbe de la société utilitariste et de la pensée cartésienne. Il a l'art de concentrer son exposé sur deux ou trois idées forces, cela donne quelque chose de fort et de sobre. Bhagavan a l'autorité naturelle des grands chefs.
"Tout ce qui vient du Tout est un tout complet. Celui qui a conscience de ce fait n'utilise jamais plus que la part qui lui est assignée...
Les matérialistes vivent dans l'abus des biens de l'Univers, ils brisent les lois de l'harmonie, ils rompent les équilibres subtils. Glissant sur cette pente fatale, ils ne peuvent connaître la paix, leur vie est un océan d'anxiété. Il nous faut retrouver le lien qui nous unit au Tout. Vouloir jouir indépendamment du désir de la Totalité c'est s'aliéner aux souffrances du karma. Le point où s'anéantit la causalité aliénante se nomme Conscience de Krishna..."
Le discours de Bhagavan est simple et cristallin, ses conclusions sont édifiantes, mais il n'a pas les élans dévotionnels de certains dévots, il y a quelque chose de froid dans ce personnage. Nous le respectons cependant car il est le G.B.C. (membre du Governing Body Commission), le représentant direct de Prabhupada pour la France et l'Europe du Sud. Bhagavan est un conquérant qui a le goût des grandes réalisations. Aujourd'hui, en 1976, il nous apparaît comme un grand commis de l'Etat de la Dévotion. Il vit au même régime que les autres, prend sa douche avec nous, mange à même le sol avec nous et dort par terre dans son bureau exiguë de la rue Lesueur.
Moi qui ais 18 ans et suis dévot depuis à peine deux ans, je le considère comme un grand frère bienveillant. L'autre jour, alors que je revenais de ma semaine de collection en Normandie, je l'ai croisé sur le palier de l'escalier et il m'a étreint affectueusement en me faisant sentir combien il appréciait mon service. Ce geste a dû me nourrir pendant plusieurs années. " Hare Krishna! Merci Seigneur de me donner des frères aimants, merci de me donner une famille!
Ici, en plus de Radharani, la Mère Universelle, toutes les femmes sont ma mère, je les appelle Mataji. C'est la consigne. En Inde, les brahmacharis, les jeunes moines célibataires doivent considérer toutes les femmes comme leur mère. Mais en fait, j'évite au maximum le contact avec les femmes, les seules à qui je parle, ce sont les karmis que je rencontre dans la journée en porte à porte. Là c'est différent, il ne peut y avoir d'attachement, la porte qui se referme après mon départ marque un point final à la rencontre.
Mais ces femmes aussi, je m'efforce de les voir comme des mères. Sans doute le ressentent-elles et me gratifient de leur affection maternelle en me donnant quelque argent, non pas tant pour le livre ou le disque, mais pour remplir ce récipient qui leur semble désespérément vide.
"Hare Krishna! Bonjour madame, je suis un jeune missionnaire... Aïe! La matrone n'a rien de maternelle et son gorille est là juste derrière. Je ne sais pas ce qu'il me prend ce matin, je n'ai pas dû bien chanter mes tours de chapelet. Il devait y avoir de l'agressivité dans ma voix, sans que je comprenne ce qui m'arrive, le gorille m'a envoyé son poing dans la figure; et comme je descendais l'escalier encore sonné, la matrone m'a balancé le paillasson sur la tête.
Hare Krishna! Hare Krishna! Je n'arrive même plus à chanter mon mantra et je vais pleurer sur un banc près de la cité d'immeubles. J'erre dans les rues quelques temps et puis je finis par me reprendre et je retourne à l'assaut des sonnettes. Ce soir encore, j'aurai vidé mon sac de livres, j'aurai accompli ma tâche de moine mendiant. "Plus tolérant que l'arbre......" l'arbre prend des coups de pieds mais il continue à donner ses fruits. Merci Seigneur de Ta clémence! Je commence à comprendre le verset de Chaitanya.
Les beaux jours sont revenus, et le week-end prochain nous allons descendre dans l'Indre à la communauté rurale de la Nouvelle Mayapoura pour la fête de Gaura Purnima, l'anniversaire de Chaitanya. Toute la semaine, nous nous réjouissons de la perspective du festival et les portes défilent aussi vite que les boîtes de livres qui se vident.
Il faisait encore un peu froid cette semaine, alors nous sommes allés demander l'hospitalité à l'hôtellerie d'une grande abbaye de pères blancs. Ceux-ci n'ont pas dérogé à la tradition, mais on sentait bien qu'ils n'étaient pas enchantés de devoir héberger cette équipe de drôles de moines. C'est vrai qu'il y avait chez nous quelque chose des pieds nickelés, si ce n'est les robes safran et les têtes rasées.
Le jour du départ, je dis à Adishekar :
" -Tu sais, on ne devrait pas partir comme ça, on devrait aller dire au revoir aux moines et les remercier, peut-être, leur donner une obole."
L'affront était intolérable, Adishekar me répond : " - Vas piquer les couvertures.
- Quoi ? mais tu es fou, on ne peut pas faire ça.
-Vas piquer les couvertures, je te dis. On en aura besoin, eux ils ont tout ce qu'il faut.
-Non, on ne peut pas faire ça, ils nous ont hébergés, en plus, c'est du vol.
- Ce n'est pas du vol dit-il en haussant le ton, on les utilisera au service de Krishna.
- Hé bien non, je n'irai pas.
Adishekar finit par rigoler et me dit :
" - Allez Sadashiva* , je voulais voir si tu étais encore attaché à la vertu. Tu vois, tu as encore du travail à faire."
Il faut préciser que pour les dévots de Krishna, la transcendance se situe au delà des trois énergies de la matière, la passion (qui crée), l'ignorance (qui détruit), et la vertu qui maintient tout en place.
Nous sommes en route pour la Nouvelle Mayapoura, Adishekar a prévu deux arrêts sur la route pour que nous fassions notre quota de livres. Nous sommes habitués à distribuer le samedi. Il nous arrive même d'aller tirer les sonnettes le dimanche matin, mais ce n'est pas systématique. Quand ce n'est pas le cas, nous nettoyons le camion, nous nous rasons la tête ou nous étudions la Bhagavad Gîta.
Tous les jours, j'apprends des versets en sanskrit, je les note sur un bristol et je les mémorise entre deux portes dans la journée.
"Terre, eau, feu, air, éther mental, intellect et faux ego, tels sont les éléments qui procèdent de la nature inférieure. Mais il existe une énergie supérieure, elle est constituée des êtres vivants qui luttent avec la matière et soutiennent l'univers." B.G.
"Et de tous les yogis, celui qui reste toujours en Moi et Me sert avec amour et dévotion, celui là est le plus haut et m'est le plus intimement lié." B.G.
Je me nourris des paroles de Krishna et au fil des jours, je deviens de plus en plus érudit. Je peux citer des dizaines de versets en sanskrit et je mémorise nombre d'histoires du Bhagavat Pourana que j'aime raconter à mes frères en Dieu.
La route s'écoule sans histoire, ni coup de poing, ni paillasson. Quelques livres en moins dans la soute, quelques billets en plus dans la caisse, mais ça, c'est le dernier de mes soucis. Ce qui compte, c'est de sauver des âmes conditionnées. Car un instant de contact avec un pur dévot peut sauver son bénéficiaire de réincarnations infernales. Le pur dévot, c'est Prabhupada et il vit dans ses livres. Ce qui a marché avec moi peut marcher avec d'autres. Hare Krishna! Merci Seigneur, je suis tellement déchu et tu m'autorises à servir ton pur dévot.
Nous arrivons dans la soirée en vue de Luçay le Mâle. Pour purifier nos consciences afin d'entrer dans le Temple, nous entamons un Kirtan (chant dévotionnel) dans le camion. Hare Krishna, Hare Krishna, nous formons une équipe soudée. C'est bon de chanter avec mes frères en Dieu, j'aime les entendre, même si parfois ils chantent faux.
Cette semaine, Prasanatma a souffert, son corps est couvert de furoncles purulents. Tout le monde s'accorde à dire que c'est la purification et lui s'estime particulièrement déchu. Cela fait presque un mois qu'il occupe une partie de son temps à pomponner sa collection de furoncles. Je m'étonne qu'il soit toujours en vie tant son corps ressemble à une plaie. Adhishekara, toujours subtil lui dit pour le consoler "tu n'es plus un homme, tu es un furoncle ambulant." Le voyage lui a été particulièrement pénible, il ne savait plus comment se mettre sur les planches du camion.
Le camion lui aussi est bien malade. L'autre jour, nous avons perdu la porte du côté qui est tombé sur le trottoir alors que nous roulions. Elle est resté accrochée par le bas et une gerbe d'étincelles s'échappait. J'ai eu très peur que nous ne coupions quelqu'un en deux. Adishekar je pense, aurait dit de toute façon que ce n'était qu'un karmi et que ce n'était pas grave. Un peu avant, il nous avait demandé de balancer les poubelles par la portière qui n'avait pas encore lâché. Devant nos hésitations, il lui avait fallu encore gueuler comme un putois ce qui finit par le fatiguer.
D'ailleurs, il va bientôt se sentir très fatigué et passer dans une phase qu'il qualifiera de "réflexion". "Après l'action, la réflexion" se plaira-t-il à dire pendant quelques mois, passant alors le plus clair de son temps à lire et à jouer de l'harmonium en chantant des kirtans. Il dût aussi passer un peu de temps avec sa femme car quelques temps après, celle-ci attendait un fils.
Malheureusement, je ne jouirai pas de la période de réflexion, ayant changé d'équipe. Je ne verrai plus que de temps à autre le visage désormais plus détendu de mon tortionnaire gueulard et rigolard. Mais ce n'est pas pour tout de suite. Le château d'Oublaisse nous apparaît déjà au détour d'une route boisée et nous tapons plus fort sur nos cymbales et nos tambours. Pitavas, lui, tape sur une casserole. Adishekar fait plusieurs fois le tour du château avec le camion. Les autres équipes sont déjà arrivées depuis longtemps. Ouf! Notre réputation de durs est préservée.
Une fois le camion garé, nous nous précipitons vers la salle du temple pour contempler les mourtis avant que les rideaux ne se ferment. A cette époque, début 1976, nous n'avons que les statuts de Chaitanya et de son frère Nityananda. Deux grandes mourtis de marbre blanc qui tendent les bras vers le ciel et affichent de larges sourires d'extase. C'est Bhagavan qui a conduit la cérémonie d'installation des divinités en décembre dernier.
A cette occasion, j'ai été initié et j'ai reçu mon nom spirituel : Sadashivapriya das qui est un nom de Vishnou (celui qui est très cher à Shiva). La particule das signifie serviteur. J'étais très fier d'être accepté au sein de la famille des dévots. J'avais désormais un nouveau nom, ainsi qu'une identité sociale, j'étais un dévot de sankirtan, un prédicateur. Le jour de l'initiation, j'ai fait le voeu rituel de suivre les quatre principes régulateurs : Ne manger ni viande, ni poisson, ni œuf. Ne consommer aucun intoxicants: tabac, alcool, drogue, café ou thé. N'avoir aucun rapport sexuel en dehors du mariage et dans le mariage en vue de la seule procréation. Ne pas s'adonner aux jeux de hasard ou à la spéculation. Ainsi que de toujours réciter mes seize tours de chapelet quotidiens.
Lorsque nous venons à la Nouvelle Mayapoura, nous ressentons vraiment la puissance du mouvement. La propriété est grande, il y a près de 100 hectares et de nombreuses dépendances en plus du château. Pour le festival de Chaitanya, nous devons être au moins trois cents. Les préparatifs vont bon train et il règne partout une fébrilité de jours de fête. Les femmes confectionnent des guirlandes, les cuisiniers cuisinent moult préparations succulentes, les nouveaux dévots coupent les légumes et nettoient le château. Les dévots de sankirtana, fiers guerriers au repos en profitent pour échanger leurs réalisations. Tout baigne dans l'énergie de la dévotion, on peut lire de la joie sur les visages. Je prends plaisir à retrouver des frères en Dieu qui me sont chers.
Ce soir là, nous nous coucherons bien plus tard que d'habitude, les discussions nous amenant jusqu'au milieu de la nuit. Il faudra tout de même se lever à quatre heures pour le mangal aratik, mais la question ne se pose pas. Nous sommes portés par une énergie intarissable, l'énergie d'amour de Chaitanya. Aucun doute n'est possible, Il est parmi nous. Jaya Chaitanya* ! Hare Krishna! Merci Seigneur de tant d'extase. Je finis par m'endormir vers une heure du matin.
Jaya Prabhupada! La salle du temple est pleine à craquer. C'est Indra Dyumna qui mène le Kirtan (chant congrégationnel). C'est un gaillard américain d'un mètre quatre vingt cinq, ancien G.I. Il peut chanter et danser pendant des heures en tapant sur son mridanga (tambour bengali a deux extrémités) sans jamais se fatiguer. Lui aussi a une équipe de distributeur de livres, mais il passe pour être beaucoup plus cool qu'Adishekar. Il adore faire des fêtes et tous les prétextes sont bons pour cuisiner un festin et entamer un kirtan endiablé. Indra passe pour un grand dévot, mais je n'ai jamais pu vraiment dialoguer avec lui. Il me semble froid et distant. Indra est l'ami intime de longue date de Bhagavan et comme lui, il est marié.
Au début, j'ai eu comme un rejet des dévots américains. Je me souviens même avoir fait un cauchemar pendant lequel un jeune homme, moitié dévot, moitié boy-scout me harcelait d'injonctions toutes plus stupides et arrogantes. Je me suis réveillé avec des sueurs froides sans comprendre la signification de ce rêve pourtant facile à décrypter. Mais à cette époque, je m'efforce d'appliquer un des principes de la dévotion qui veut qu'on ne critique jamais un dévot. Je dois le confesser, je n'ai pas tenu sur ma lancée et j'ai un peu dérogé par la suite. Hare Krishna! J'irai tourner autour du pot sacré de Toulassi pour m'absoudre de mes péchés.
Je finirai par me faire aux américains, bien que mon âme de français ne renoncera jamais totalement à son identité. En attendant, j'encaisse le double choc culturel avec la vitalité de mes dix neuf ans. Le contrecoup viendra plus tard. Hare Krishna! Hare Krishna! Je n'ai chanté que la moitié de mes tours mais je vais aller me reposer une demi-heure avant la classe, je pourrai les terminer dans la journée.
C'est Radhika Ramana qui donne la classe ce matin. C'est aussi un géant américain, mais il n'a rien à voir avec les autres. C'est un vrai moine mendiant, un vrai mat du tarot, un vrai fou de Dieu. Rien qu'à le voir, on comprend ce qu'est l'abandon, il rayonne comme dix soleils. Ses prêches ne cherchent pas à impressionner, ni à établir une quelconque autorité, lui est dans l'amour de Krishna, la bhakti. Lui comprend l'universalité de Dieu, l'universalité de l'âme, il comprend le verset de Chaitanya : "Plus humble que la paille dans la rue...." Dès les premiers dérapages à la fin des années 1970, il quittera le mouvement sans faire aucune concession à la vénalité des successeurs de Prabhupada et deviendra professeur de philosophie à New York.
Mais tout cela, je ne le sais pas encore, et je bois ses paroles comme un véritable nectar d'immortalité, je me baigne dans son regard empli de bhakti. Je vibre à l'unisson de sa dévotion, Radhika a compris que Krishna est un Dieu petit et fragile, un Dieu qui a besoin d'affection. Radhika est un aventurier de l'âme en claquette, (été comme hiver).
Son prêche dure au moins deux heures, il ne peut s'arrêter de parler, il s'émerveille de tout avec candeur. Ce jour là, il nous parle de l'amour dans le sentiment de séparation: " La séparation intensifie le sentiment pour l'être aimé, il faut comprendre cet état, il faut le vivre à chaque instant. Shri Chaitanya est venu pour nous enseigner cette émotion, ce "rassa". Mais Chaitanya a aussi enseigné la désobéissance civile, il refusait le système des castes et fréquentait des musulmans, ce qui était très mal vu pour un brahmane. Chaitanya incarne le principe de la résistance spirituelle...".
Hare Krishna! Merci Seigneur de nous donner une incarnation d'un rayon de Chaitanya, l'Avatar doré. Jaya Chaitanya! Nous nous prosternons, la classe est finie et Radhika entonne un chant bengali. Aujourd'hui, pour célébrer la naissance de Chaitanya, nous jeûnons toute la journée, jusqu'au lever de la Lune. Le kirtan va continuer pendant des heures et je choisis de quitter la salle du temple où le niveau de décibels atteint désormais un niveau insupportable pour aller visiter la communauté. J'aime voir la façon dont les choses progressent. La restauration des maisons, le jardin potager, la ferme avec les vaches. Il y a même un gros cheval de trait qui finira par mourir empoisonné par les plats épicés que lui donnent sans compter les femmes et les enfants.
La communauté d'Oublaisse s'étend sur une centaine d'hectares. Le propriétaire précédent , le commandant Pérette en avait fait un centre d'hébergement pour anciens combattants et de réinsertion pour anciens détenus. Quelques centaines de mètres avant l'entrée du château, on passe devant une usine où sont employés les pensionnaires du commandant Perrette qui sont installés de l'autre côté de la route dans un complexe communautaire entièrement construit par leurs soins. Il y a même un théâtre et la maison du commandant comme l'hôtellerie sont bâtis selon le modèle colonial, en souvenir de ses campagnes en extrême orient et sans doute en hommage à sa femme vietnamienne.
Dans l'usine, on fabrique des poupées et des jouets en caoutchouc. Harivilas, le dévot arménien qui a fondé Spiritual Sky a installé une petite unité de fabrique d'encens. Je pousse ma promenade jusqu'à l'usine, mais les odeurs d'ammoniaque sont tellement insupportables que je n'ose pas m'aventurer à l'intérieur où je distingue les ouvriers qui déambulent avec un masque sur le nez. Je tourne les talons et remonte la route qui mène au château. Hare Krishna! Hare Krishna, les arbres et les plantes se purifient aussi en entendant les Saints Noms que je m'applique à réciter distinctement en égrenant mon chapelet. Je dois finir mes tours. J'aurai le temps d'en chanter quelques uns en plus en l'honneur de Chaitanya. Hare Rama, Hare Rama, le chemin qui conduit au château grimpe un peu mais pas suffisamment pour m'essouffler.
Le château d'Oublaisse est une copie du XIXième siècle assez fidèle des châteaux de la Loire de la renaissance. Lorsque les dévots l'ont investi, ils ont transformé l'immense salle de réception en un temple pouvant accueillir jusqu'à trois cents personnes. Bhagavan a fait arracher le plancher pour le remplacer par un dallage en marbre chauffé de l'intérieur. Un immense trône, en marbre également, a été confectionné en Italie pour servir de Vyasasana, le fauteuil que l'on offre traditionnellement au gourou dans les temples de l'Inde. Celui-ci est incrusté de marqueterie de marbre de diverses couleurs et d'or. Je pense que c'est le trône le plus opulent de tout le mouvement. Même les américains de Los-Angeles qui comptent plus de mille dévots n'ont pas fait mieux. Bhagavan est fier de pouvoir offrir ce présent à Prabhupada lorsqu'il va venir l'été prochain.
Hare Krishna! Hare Krishna, je n'aime pas trop le marbre, ça me rappelle les cimetières et en hiver, on a froid aux pieds dans le temple où il faut marcher pieds nus. Je préférai le bois de l'ancien parquet. En général, je préfère le bois. Hare Rama, Hare Rama, quand je récite mon chapelet, je ne suis pas censé penser à toutes ces choses, mais dans la journée, je n'ai pas la même concentration que le matin. Il y a beaucoup de sources de distraction. Je vais aller dans la forêt, peut-être y retrouverai-je une meilleure qualité de méditation.
Je suis dans la forêt comme chez moi, tout m'y est familier. Les arbres et les oiseaux sont mes amis de toujours. Déjà enfant, je passais des heures sur les bords de l'étang de Chambiers à Durtal. Ici, les oiseaux qui chantent semblent m'accompagner dans ma récitation des Saints Noms. Eux aussi glorifient Krishna à leur manière et sans doute plus spontanément que moi. Hare Krishna, Hare Krishna, je pense à Saint François d'Assises, lui aussi était un moine mendiant comme moi, lui aussi parlait avec les oiseaux. Il paraît même qu'un jour, il réussit à convertir un loup féroce à Gouvio. Le loup devint l'ami des habitants qui le nourrirent jusqu'à sa mort car il avait promis à François de ne plus dévorer personne.
Lorsqu'il est mort, les habitants de Gouvio l'ont pleuré et l'ont enterré dans l'église. Saint François venait d'une famille riche et il a tout abandonné pour faire voeu de pauvreté, comme moi. Mais la comparaison s'arrête là. Je ne suis pas encore un saint. Ca viendra peut-être, Hare Krishna. Je finis mon tour dans la forêt et je vais à l'étable voir les vaches. Les vaches sont sacrées car elles sont très chères à Krishna qui était vacher il y a 5000 ans lorsqu'il est venu sur Terre.
Hare Krishna! Bonjour les vaches. Dire qu'avant d'être dévot je mangeais du steak pratiquement tous les jours. Umapati prétend que pour chaque poil de vache que nous tuons, nous nous condamnons à une vie en enfer. Hare Rama, merci Prabhupada de m'avoir sauvé de l'enfer.
Avant de rejoindre les dévots, j'avais eu une discussion avec mon ami Michel qui est moine bénédictin dans la Vallée de Chevreuse. Comme il me faisait part de ses doutes sur les descriptions de l'enfer que relatent les écritures, je lui répondais péremptoirement, tout fier de ma connaissance fraîchement acquise, que l'enfer ce sont les planètes de l'univers sur lesquelles nous nous réincarnons pour expérimenter des conditions de vie faites exclusivement de souffrances. J'en profitais pour l'informer que selon les Védas (les écrits sacrés de l'Inde), le paradis serait constitué par les planètes supérieures où vivent les demi-dieux qui jouissent du résultat des activités vertueuses qu'ils ont accomplies sur la Terre. Le but bien sûr, n'est pas d'aller en enfer, ni même au paradis, que les dévots appellent les planètes édéniques, mais bien de s'affranchir définitivement de la naissance et de la mort en rejoignant les planètes spirituelles où nous pouvons jouir dans notre corps glorieux de la compagnie du Seigneur.
Mes explications me paraissaient tellement limpides que je fus surpris de ne pas emporter immédiatement son adhésion. Il me rétorqua seulement que j'avais le temps de changer d'avis. Je sortais de chez lui quelque peu frustré de n'avoir pas rencontré plus de résistance de sa part. Le débat philosophique à cette époque a pour moi des airs de joute oratoire. Malheureusement, je rencontre rarement les adversaires prêts à ferrailler dans mon entourage. En rejoignant les dévots, je m'offrais une vie faite de rencontres placées sous le signe de la philosophie. En fait, je suis devenu dévot pour trois choses: le chant, la danse et la philosophie.
Goutte d’eau déterminée
Lundi nous sommes rentrés à Paris pour une semaine de distribution transcendantale de livres dans la banlieue parisienne. Nous prospectons au Kremlin Bicètre, quartier difficile. Mardi, Adishekar qui est peut-être constipé ne supporte pas de m'attendre le matin lorsque je vais aux toilettes. Il m'a mis une telle pression que je saute dans le camion en oubliant mes chaussures. Arrivé au lieu de distribution, je cherche mes chaussures partout dans le camion et je dois me résoudre à les avoir oubliées rue Lesueur. Adishekar ne veut rien savoir, il m'envoie collecter pieds nus. J'hésite un moment, je m'imagine passant la journée caché quelque part. Et puis comme il pleut, je me lance à l'assaut des boutiques pieds nus.
"Bonjour monsieur, je suis missionnaire, je reviens de l'Inde et j'ai ramené un disque que nous avons enregistré avec Georges Harisson dis-je au vendeur d'un surplus américain. En regardant des sandales dans un coin, j'ajoute: les gens donnent ce qu'ils veulent, même une paire de sandales". L'homme attend à peine que j'ai fini ma phrase et il me dit de chercher ma pointure. Merci Krishna, à la première boutique, tu mets fin à mon épreuve. J'aurai pu maudire Adishekar, sombrer dans le désespoir, mais tu m'as donné la force de m'abandonner et tu t'es manifesté à moi dans cette paire de sandales militaires. Je ne perds pas de temps en contemplation de la grâce divine, déjà je reprends mon service et j'enchaîne les portes, rien n'arrête les missionnaires de l'Inde.
Je trouve ma détermination dans mon désir de changer le monde. Je suis persuadé qu'on ne peut pas le laisser dans cet état. Il règne sur la planète trop de guerres, d'incompréhension entre les hommes, trop de violence et de gaspillage. Le message de Krishna est un message d'amour et de paix et en le diffusant comme nous le faisons, petit à petit, les choses peuvent changer. Le pouvoir d'un homme conscient de Dieu dépasse celui d'un million de personnes oublieuses de leur nature divine. Nos prières le matin aussi sont dirigées vers l'humanité souffrante. J'ai la certitude que le yogi tibétain en méditation dans sa grotte de l’Himalaya rend plus service au monde que l'homme politique prisonnier de son ego. Nous œuvrons sur le plan subtil, nous participons à la création d'égrégors de paix et d'amour qui reverseront leurs ondes bienveillantes sur la planète.
"A steady drop of water can wype away stone". C'est l'image favorite de Bhagavan: une goutte d'eau qui tombe toujours sur un rocher finit par le fendre. Le pouvoir du petit, c'est la régularité. Le bhakti yoga repose sur trois principes : enthousiasme, patience et détermination. Ainsi ai-je confiance en le processus, j'arriverai à maîtriser parfaitement mes sens et mon mental, je parviendrai à me purifier de toutes les images négatives emmagasinées; je viendrais à bout de la colère et alors je pourrais rayonner l'amour pur en direction du monde des conditions. Il me suffit de me soumettre à mon maître spirituel qui se manifeste dans ses serviteurs comme Adishekar et Bhagavan. En les servant, c'est lui que je sers. Lui est un pur serviteur de Krishna, aucun désir personnel ne l'anime.
Lorsque Prabhupada est venu l'année dernière à Oublaisse, j'ai vu son aura dorée comme de l'or en fusion. De ce petit vieillard émanait autant de lumière que du soleil. Il m'a semblé doté d'une force infinie. Sans cesse, je médite sur les pieds de mon gourou et je jouis de sa force et de son amour. Celui qui ne pratique pas la bhakti peut difficilement concevoir l'intensité de la relation qui unit le disciple à son maître. Lorsque le maître est puissant et libéré, il peut ouvrir au disciple la porte de perceptions inconnues au commun des mortels et le faire progresser sur la voie de l'amour pur.
Comme le dit justement Bhagavan, la voie de la bhakti est comme une lame de rasoir. "On se rase de près ou on se met le visage en sang." La voie de la sainteté est dangereuse, beaucoup plus que celle du philosophe. Le saint mène un combat contre lui-même, les flammèches qui retombent sur le monde le mettent-elles à feu et à sang? N'était-ce pas un certain Saint Bernard qui appela aux croisades? Comme on le verra par la suite, la voie de la sainteté provoquera des dégâts chez les dévots...
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Dans la cour de ce pavillon, il y a un énorme berger allemand attaché à un arbre. En quelques instants, j'évalue la situation. a) le chien est féroce b) la corde est assez courte pour que je monte l'escalier c) il y a une âme conditionnée à sauver dans cette maison d) la mission ne souffre aucune faiblesse. Je rentre dans la cour, je passe au nez du berger allemand qui est fou de rage. Je monte l'escalier et je frappe à la porte. Hare Krishna! la corde a cassé le chien se précipite sur moi, il me saute au coup. Mes disques me sauvent la mise, ils éclatent sous les énormes crocs et la maîtresse de maison me sauve la vie grâce à son balai qu'elle casse sur le dos du chien. Merci Seigneur d'épargner ton serviteur.
Le soir, je rentre en métro rue Lesueur, la journée a été plutôt rude. J'en profite pour lire quelques pages de la Bhagavad Gîtâ. Le métro est chaud et moite comme le ventre d'une mère, on se laisse ballotter dans son liquide amniotique. Chacun s'y absorbe, s'y dissout, anéantissement salvateur, repos ineffable. J'aime cette promiscuité avec la race humaine. Il y a ce soir là comme une faille dans l'espace temps et en m'endormant sur mon livre sacré je remonte à la matrice initiale.
Né le jour des morts
Je revois ma naissance, à Cannes, en 1957, le jour des morts (le 2 novembre). A cette époque, mon père était potier à Vallauris, un village d'artiste bien connu où régnait des personnages hors du commun tel Picasso. Mes parents quittèrent la côte d'azur lorsque j'avais deux ans pour revenir dans leur région d'origine, l'Anjou. De cette époque ai-je d'autres souvenirs que ceux qu'évoquent les photos jaunies où je joue près des sculptures de mon père ? La lumière sûrement, des voix qui chantent, des odeurs de lavande et de mimosa, de la joie de vivre peut-être.
Aux dires de ma mère, nous vînmes nous installer à Durtal pour répondre au désir de mes grands-parents paternels qui s'ennuyaient dans leur petit manoir. C'est en fait une vieille demeure du début du siècle qui servait de pavillon de chasse à un riche bourgeois du Mans. Après la guerre, la sœur de mon père étant atteinte de tuberculose, la famille vint s'installer dans cette maison de campagne, le médecin avait conseillé l'air pur. La propriété est en bordure d'une grande forêt, Chambiers, ce qui explique sans doute son nom, l'Ouvrardière. Mon grand-père avait vendu ses deux boucheries prospères de Nantes et racheté la propriété pour s'y adonner à la grande passion de sa vie: l'élevage des purs sangs. Nous nous installions dans une des dépendances du manoir que mes parents allaient aménager par la suite pour en faire une grande maison aux multiples pièces.
J'allais à l'école maternelle de Durtal, j'en garde des souvenirs précis. Les rondes où nous chantions "sur le pont d'Avignon". Notre livre de français qui nous racontait l'histoire de Mamadi et Macoco : "Macoco est noir, pas noir comme de l'ébène, pas noir comme du cirage, noir comme du charbon ." Je me souviens de la cour, du tas de sable. D'un enfant que l'on punissait régulièrement car il faisait caca dans sa culotte; nous nous moquions de lui. Je pense que cela a du le suivre longtemps dans le village. Je me souviens aussi des soirs où j'attendais désespérément ma mère qui ne venait pas. Tous les autres étaient partis depuis longtemps et j'attendais. Je crois que je finis par m'y habituer. Après il y eu l'école primaire, il paraît que j'étais intelligent alors on me fit sauter une classe ou deux, je ne sais plus. C'est vrai que le soir je ne travaillais jamais, le fait d'écouter en classe me suffit pendant presque toute ma scolarité. Je ne sais pas si j'étais fainéant ou si c'est parce qu'on ne s'occupa jamais de m'aider dans mes devoirs. On se contentait de me dire : "Doudou va faire tes leçons." Je ne bûchais que ce qui me plaisait, le français, l'histoire, l'anglais, un peu la géo. Toute mon enfance j'entendis mon père nous dire qu'il ne faisait rien à l'école, était toujours le dernier de sa classe et passait son temps à dessiner dans les marges de ses livres. Ce qui ne l'avait pas empêché de réussir dans la vie et de faire ce qu'il voulait. Il n'était pas très pédagogue.
Il était par contre très fier d'avoir fait les beaux arts à Paris, et d'avoir été l'élève de Fernand Léger et du sculpteur Zadkine. Il me transmis une grande sensibilité et une vaste culture artistique, mais je l'entendis toujours me dire que les peintres ne gagnaient pas leur vie. Il me découragea d'ailleurs de faire des études artistiques. "Quand tu acquiers une formation académique, il te faut lutter pour t'en défaire." C'est vrai qu'il m'encourageait à créer, je pratiquais très tôt la sculpture, le dessin et la peinture . Mon grand-père qui me transmis en même temps la passion des chevaux était toujours en train de me dire que ce n'était pas un métier, que les gens de chevaux étaient tous des crèves la faim, que les chevaux c'était le plus sûr moyen de perdre de l'argent. Ce qui ne fût jamais son cas. Ses trente poulinières pur-sang lui assurait une excellente rente. Il était aussi connu pour ses talents de radiesthésiste et il décidait de l'accouplement des juments en testant les crins de l'étalon avec son pendule.
Entre sept et dix ans, chaque dimanche matin, je vivais un cauchemar. Il nous fallait, ma sœur et moi aller à la messe avec notre grand-père. Rien ne pouvait faire plier mes parents, ni mes pleurs, ni mes supplications. "Pourquoi dois-je aller à la messe ?"-"Par-ce-que ! " me répondait-on invariablement. Les jours où l'on était en verve, je me voyais préciser : "c'est comme ça." Et immanquablement, chaque dimanche matin, alors que j'aurais pu rester à paresser dans mon lit, il me fallait subir une heure interminable faite de génuflexions et de cantiques chevrotants. J'attendais avec impatience le .... "Allez dans la Paix du Christ " qui annonçait la sortie.
Il ne nous restait plus alors que le rituel du cimetière. Nous allions nous recueillir sur la tombe de ma tante décédée à l'âge de quinze ans. C'était une grosse tombe massive en granit gris. J'allais chercher le seau et le râteau en courant entre les tombes. Mon grand-père mettait de l'eau dans les vases, je ratissais les graviers roses, nous récitions le Notre Père. Tous les dimanches.
Les choses changèrent lorsque mes parents divorcèrent. Je devais avoir dix ans. La première année fut terrible. Mon père me mit à Mongazon, un ancien séminaire jésuite d'Angers. J'étais trop jeune pour rentrer en sixième, on m'inscrivit à l'école St Augustin. Je quittais l'immense pensionnat chaque matin pour me rendre à pied à l'école où l'on m'avait fait redoubler ma septième. Je pense qu'à cette époque on dut m'épargner la messe du dimanche. Il est vrai qu'il fallait y aller toute la semaine, à sept heure du matin. L'avantage cette fois, c'est qu'elle ne durait qu'un quart d'heure. Je le vivais comme un soulagement.
Je vivais le pire moment le lundi matin quand il fallait parcourir les trente kilomètres qui nous séparaient du collège. Je connaissais chaque arbre, chaque maison sur cette route que je vivais comme un calvaire. Chaque lundi, il fallait rejoindre ma prison.
Les dortoirs étaient immenses, nous devions être au moins deux cents. On avait aménagé une espèce de piaule en aggloméré pour le pion dans un coin du dortoir. Il avait une petite fenêtre avec un rideau pour nous surveiller. La consigne était le silence absolu, nous allions matin et soir faire nos ablutions le long de ces immenses lavabos qui ressemblaient à des abreuvoirs. L'eau était toujours froide, l'hiver un peu plus sans doute. Parfois ma mère venait me voir, elle m'apportait de quoi améliorer l'ordinaire du réfectoire, surtout du saucisson dont je raffolais et que je m'empressais de manger pour ne pas me le faire piquer par mes compagnons de geôle.
Pour ma plus grande chance, ma mère se remaria avec un mécréant. C' était le vétérinaire du village. Je suppose qu’elle avait fait sa connaissance lorsqu'il venait soigner les chevaux du haras. Nous restâmes avec notre père. Je l'appris longtemps après de la bouche de ma mère, il l'avait menacée de la tuer si elle tentait quoi que ce soit pour nous reprendre. J'imagine qu'en dépit de ses innombrables frasques, il avait du lui coller un constat d'adultère sur le dos.
Les dimanches (une fois sur deux) devinrent radieux quelques temps. Du fond de mon lit j'entendais les cloches sonner, j'étais libéré du rituel des morts et des croulants.
Les week-ends, je passais désormais une grande partie de mon temps à suivre Alain au cours de ses visites dans les fermes. Dans la voiture, il m'apprenait les chansons paillardes des carabins de Maison-Alfort : le curé de Camaret, le morpion motocycliste, etc... J'étais fier de mon nouveau répertoire. Je lisais désormais Hara-Kiri, Lui et autres Play-boys. Cela me changeait de l'ambiance monacale du collège. Ma mère semblait plus épanouie, plus décontractée. Lorsque nous revenions de visite avec Alain, je devais balancer les flacons vides sur les panneaux de signalisation depuis ma fenêtre ouverte. Je devins le meilleur tireur de panneaux de l'ouest.
J'assistais aux césariennes de vaches, je devais tenir la planche, passer les instruments. Plus souvent qu'à mon tour je rentrais plein de sang ou plein de bouse. Il m'apprit aussi un grand nombre de termes scientifiques comme phallus ou clitoris ainsi que leurs fonctions respectives. L'enseignement bien sûr fût toujours purement théorique et je dois dire qu'il me servit par la suite. (je dus faire un effort pour l'oublier quand je devins moine cependant).
Un jour au collège un certain Caroff me remis entre les mains un livre plein de femmes nues. Alors que les autres étaient très choqués, je trouvais cela assez intéressant.
Un soir, alors que je consultais l'ouvrage derrière mon pupitre une voix cinglante m'apostropha :
- Baudouin ! qu'est-ce que tu lis ?
- Vous voulez vraiment le savoir monsieur ?
- Oui, apportes le moi"
Je remontais toute l'étude, gravis les marches qui menaient à l'espèce de chaire qui lui servait de bureau-mirador et lui remettais fièrement l'objet du délit. Le lendemain le préfet de discipline, l'abbé Charrier, me coinçait dans le couloir du cloître et me rouait de coups de poings.
C'est toujours vers cette époque que mon père rencontrait celle qui allait devenir ma Folcoche, ma "vipère au poing", marâtre de tous les instants. Elle vint vivre avec nous, elle avait deux enfants: Vico et Clothilde, Vico avait l'âge de ma sœur Sophie, de deux ans ma cadette. Clothilde avait à peu près mon âge. Il fallut assez vite agrandir la maison. La fusion s'avéra vite difficile, on vit apparaître nettement 2 clans, qui se précisèrent d'autant plus que nous devions laisser le champ libre un week-end sur deux. Le père de Vico et Clothilde ne les prenait jamais. Il était depuis des années en maison de repos pour alcooliques (habitude qu'il avait visiblement contractée à l'époque où il était gouverneur au Gabon et en Nouvelle Calédonie). Il n'en sortit jamais et y finit ses jours.
Je passais une grande partie de mon enfance entre l'atelier de mon père et le haras de mon grand-père. A cinq ans, j'appris à monter à cheval sur le souffleur, Ponpon. Le souffleur dans un haras, c'est un petit étalon (dans son cas un double poney andalou de robe pie). Son rôle (assez ingrat il faut l'avouer) consiste à s'approcher des juments pour savoir si elles sont en chaleur. Si la jument se laisse faire, elle pourra être envoyée à la monte chez l'étalon pur-sang, notre brave souffleur lui n'aura plus que ses yeux pour pleurer. Si elle n'est pas en chaleur, il lui arrive souvent de prendre des mauvais coups. Inutile de vous dire qu'il avait sale caractère. Mais je l'aimais, il était paisible quand je n'essayais pas de le monter. Il pouvait neiger, pleuvoir, geler à pierre fendre, il restait là, immobile le long de sa clôture, sans jamais s'abriter sous son petit cabanon qui ne lui servait que de self service à foin.
Les premières années, je pris plaisir à essayer de le dompter. Bien sûr, il me fallut dompter ma propre peur. Le bougre était plutôt rétif et je chutais un nombre incalculable de fois. Quand je finis par tenir dessus, il trouva d'autres techniques pour me désarçonner que les « coups de cul » ou les « descentes d'épaules ». Il passait sous les branches basses de son champ. Un jour, il remarqua que l'on avait oublié de remettre la barre du bas à l'entrée de la pâture, il passa dessous en trombe, je restais suspendu à la barre du dessus. Une autre fois, désespéré de ne pouvoir me vider, il se roulait par terre.
Bref, au bout de quelques années je compris que ce qui l'intéressait, c'était sa tranquillité. Je répugnais de plus en plus à l'importuner même lorsque mon ami Denis venait me bousculer pour que nous montions la bête. Entre temps, j'étais aller apprendre l'équitation dans les règles de l'art au club équestre de Baugé, en forêt de Chandelais. Je m'étais pris d'affection pour Badin, hunter immense et robuste d'1 mètre 70 au garrot, c'était un vrai fauteuil, il était paisible comme un pape et il fallait une bonne dose de jambes pour l'amener sur l'obstacle. Je me dis que c'était ce gros lard qui m'avait fait louper mon second degré et je ne repassais pas l'examen.
L'été, je passais mes journées à curer les boxes ou à jouer avec Cacal et Titic, les fils du régisseur du haras. Nous construisions des labyrinthes inextricables qui causaient des colères terribles à leur père, Robert, qui souvent voyait son beau tas de paille s'écrouler sous ses pieds. Nous tâtâmes de son fouet plus d'une fois. Plus tard, j'allais monter les lots au kanter, le galop d'entraînement des chevaux de course. Il fallait se lever tôt, mais la récompense valait bien cette peine. Cette fois ce n'était plus les carnes du manège mais de vrais Ferraris.
La passion pour les chevaux me quitta un dimanche. Tout l'été, j'avais sorti un cheval à l'entraînement. Il était sympa et j'allais voir sa première course de la saison à Ecommoy dans la Sarthe. Au premier virage, il se prit un antérieur dans un trou. La jambe était fracturée net, elle se balançait, tenue par un morceau de peau. On l'abattit froidement dans le camion du boucher. Je pleurais dans mon coin, hébété, impuissant. Alain m'apprit qu'il souffrait d'ostéoporose ou quelque chose dans le genre.
Avant ces événements, mon père, sentant sans doute la situation se stabiliser avec Folcoche nous avait inscrits comme demi-pensionnaires au collège Notre-Dame à la Flèche. Grande nouveauté, cette fois, ce n'était plus des curés mais des bonnes sœurs. Autre bonne nouvelle, le collège était mixte. J'y entrais en cinquième et je trouvais que les bonnes sœurs valaient mieux que les curés. Elles avaient l'air un peu moins frustrés que les curés de Mongazon. Le soir nous prenions le car pour rentrer, il lui fallait à peu près une heure et demi pour rallier les quinze kilomètres qui nous séparaient de l'école (à cause des multiples détours) .
La petite ville de la Flèche, dans la Sarthe est célèbre pour son Prytanée militaire, une école pour les fils d'officiers, qui les prépare aux grandes écoles comme Saint Cyr. Les prytanéens sont partout dans la ville avec leur uniforme, il ne sont pas peu fiers d'être dans le bahut qui accueillit en d'autre temps l'illustre Descartes. La Flèche est une ville faite de rigueur, de traditions et pétrie d'une certaine culture plutôt "classique". Une petite ville de fonctionnaires sans histoire, où l'on s'emmerde à mourir.
L'année de quatrième fût un grand souvenir, notre professeur de français, mademoiselle Diard entrepris de nous faire mettre en scène Les femmes savantes, j'avais le rôle principal avec Véronique ma rivale de toujours, la première de la classe que je détrônais une fois sur deux en français. Je n'aimais pas son sérieux de bonne élève, mais je dois l'avouer, je lui consacrais (dans le secret de mes draps) ma première véritable érection. Elle le sut des années plus tard alors que nous nous retrouvâmes de façon originale dans la cour du château d'Angers et vécûmes une aventure qui nous emmena jusqu'en Ecosse..
Je pris un immense plaisir à cette expérience théâtrale. Je me sentais à l'aise dans le rôle (d'Argan ?) La pièce eut un franc succès lors de sa représentation. Tous les parents d'élèves du secondaire étaient présents. Les miens n'étaient pas là, mais je ne m'en formalisais pas, on finit par s'habituer à l'indifférence.
Aussi loin que je puisse remonter dans ma mémoire, c'est à l'âge de treize ans que je découvrais la spiritualité orientale sous la forme d'un livre de Lobsang Rampa : La robe de sagesse. C'est à cette époque, qu'avec un ami d'enfance nous nous étions promis d'aller au Tibet pour découvrir l'antique sagesse des lamas bouddhistes. Ayant passé la plus grande part de ma scolarité dans des institutions religieuses, j'avais fini par me déclarer athée.
L'impression que je garde de ces religieux et religieuses est celle de gens froids, austères et profondément frustrés. Très vite, j'exprimais fortement ma rébellion, ce qui me valut le renvoi de deux collèges consécutivement. Je n'eus pas le temps de terminer ma seconde, je laissais là Rabelais et sa substantifique moelle. Mon père excédé et peu ouvert au dialogue m'imposa de rentrer comme apprenti à la fabrique de poterie de son ami Robert de Montgolfier.
Dans sa jeunesse, mon père avait passé un an avec lui à Garragos, en Haute Egypte. Ils avaient monté un atelier de poterie pour les petits coptes dans le monastère des pères blancs. Pendant toute mon enfance, j'entendis parler de cette lointaine contrée africaine, des imams musulmans que l'on considérait comme saints par ce qu'ils ne faisaient strictement rien. "Celui-là, c'est vraiment un saint homme, il ne fait jamais rien disaient les habitants du village."
Il y avait aussi les grands bandits, armés de vieux mausers qui volaient les meules de foin la nuit. "Parfois, si on se levait la nuit pour pisser, on voyait marcher les meules de foin." Les jeeps qui tombaient dans le Nil et bien d'autres anecdotes croustillantes.
J'avais alors seize ans. Pour avoir passé mon enfance à jouer dans l'atelier de mon père, lui-même céramiste, sculpteur et peintre, la perspective d'embrasser ce métier ne me déplaisait pas. Tous les céramistes que j'avais rencontré étaient des artistes au mode de vie souvent marginal. Et puis j'aimais l'odeur de la glaise, j'aimais son contact sensuel. Au moment où nous ouvrions le four, j'éprouvais un émerveillement sans cesse renouvelé devant l'œuvre magique du feu qui avait pétrifié la terre et donné aux émaux des reflets aussi chatoyants qu'inattendus.
L'art de la céramique me semblait complet car on y utilise tous les éléments: la terre, l'eau, le feu et l'air. Le potier prenait pour moi les traits d'un démiurge sympathique et bienveillant dont l'œuvre pouvait être contemplée sur une table tout en se rassasiant. L'acte de création dans le silence de l'atelier s'apparentait à une méditation paisible. Et puis j'aimais ces odeurs de glaise mouillée, d'émaux, l'odeur que dégage la cuisson. Souvent le soir je surveillais les fours, j'adorais observer la montée en température et parfois je me brûlais les sourcils en approchant trop du regard.
Mes interrogations sur l'existence avaient commencée bien avant, à sept ou huit ans, je me souviens m'être réveillé un matin en observant le filet de lumière qui filtrait à travers les volets. Je me levais pour laisser entrer le soleil dans la pièce et à ce moment, une idée me traversa l'esprit : si derrière la réalité il y avait autre chose. Si tout ce qui défile devant nos yeux n'était qu'une sorte de projection, si on pouvait déchirer l'écran pour percevoir l'autre côté. Cette idée est je pense devenue par la suite un fil conducteur de mon existence. Ce n'est qu'aujourd'hui, à 39 ans que je m'interroge enfin sur le pourquoi de cette sensation. La réalité d'alors impliquait-elle tant de souffrance pour que je veuille aller "au- delà" ? ou bien était-ce une intuition qui allait conditionner mes "recherches" futures. La question ne trouvera sans doute pas de réponse avant longtemps...
Ma mère avait accroché dans ma chambre des reproductions de Gérome Bosh. Ces visions surréalistes me fascinaient. J'éprouvais à chaque fois que je les contemplais un mélange de crainte et d'intérêt. Je pense qu'au fil des années elles me sont devenues familières et que les monstres qui les peuplaient ont pris un aspect plus bienveillant; je finis par les trouver comiques et facétieux.
Michèle, ma belle mère était une femme pétrie de frustrations, de jalousie, de méchanceté. Ma sœur et moi avions toujours ressenti sa présence comme une prise de pouvoir. Elle veillait sans cesse à faire passer ses enfants avant nous. Vers l'âge de quinze ans, je passais pas mal de temps dans l'atelier de mon père pour réaliser une sculpture. Après plusieurs semaines de travail, je vis un jour Michèle entrer dans l'atelier et briser ma sculpture devant moi. Mon père qui était témoin de la scène ne dit rien, il se contenta par la suite de refaire ma sculpture à l'identique.
Notre maison était remplie de livres, il y en avait dans tous les coins et très tôt, je me mis à lire tout ce qui me tombait sous la main. Je me souviens d'avoir lu le Zéro et l'Infini vers treize ans, puis Kafka, Sartre, Camus, pratiquement tout Giono. Je me souviens très particulièrement du Roi des Aulnes de Michel Tournier. A la même époque, je lisais les revues Planète qui me fascinaient. Toutes les semaines Pilote puis Charlie Hebdo. Plus tard Boris Vian devint mon compagnon de route.
A Mongazon, l'ancien séminaire d'Angers où mon père m'avait inscrit à nouveau pour mon année de seconde, je séchais les cours de seconde pour aller lire Nietzshe dans la Chapelle. Les existentialistes comme les nihilistes me parurent trop désespérés. Je me tournais alors vers le Yoga sur les conseils d'un ami de mon père, moine bénédictin en vallée de Chevreuse.
Plusieurs fois, je lui rendais visite dans sa petite abbaye et il m'initiait à la pratique du Hata-Yoga. La vie monastique m'attirait mais le catholicisme m'était insupportable sous tous ses aspects, doctrinaux et culturels. J'orientais alors de plus en plus mes lectures vers l'Inde et je commençais à pratiquer la méditation d'après les conseils du Swami Shivananda. Le yoga m'apparaissait comme le moyen d'obtenir la maîtrise de soi et d'élever ma conscience vers des sphères supérieures.
Il faut dire qu'au début des années soixante dix, l'accès à certains états modifiés de conscience attirait beaucoup la jeunesse. La mode psychédélique, au travers des expériences d'universitaires américains comme Ginsberg et Timothy Leary à Harvard avait traversé l'Atlantique et les moyens chimiques comme le LSD ou le simple recourt au cannabis apparaissaient comme des raccourcis efficaces pour parvenir à l'extase. Après avoir fumé quelques joints sur le plateau du Larzac, je pensais avoir expérimenté un état de perception de l'harmonie universelle. Orgueilleux de nature, je décidais que je n'avais pas besoin de ces moyens artificielles pour atteindre ces "cimes" et que j'y arriverai par mes propres moyens à travers le yoga.
J'installais donc un petit autel dans ma chambre avec une vieille caisse que je peignais en vert. A Angers, je trouvais dans une boutique des bougies à la cire d'abeille. Sur les conseils du Swami Shivananda, je m'efforçais de fixer mon attention sur la flamme. Je pratiquais les exercices respiratoires et les postures. Mais je ne trouvais toujours pas la paix du mental.
Et puis un jour, en lisant "pratique de la méditation", je découvrais ce conseil: pour apaiser le mental, il faut méditer sur l'image de Vishnou. Je me mis alors en quête de ce personnage dont j'ignorais tout; je me rendais dans les boutiques d'Angers et je demandais inlassablement : " Vous n'auriez pas un poster de Vishnou ?", à ma grande déception, personne ne semblait le connaître.
Et puis un jour, alors que je continuais mes recherches et étais rentré dans une librairie du boulevard Foch, je vis une scène bizarre. Une jeune femme habillée en sari était rentré dans le magasin, avait dit quelques mots que je n'avais pas pu entendre et était ressortie rapidement, elle tenait des objets dans ses bras, je ne vis pas quoi. Je feuilletais un livre sur le Tantra quand la scène se produisit, je me replongeais dans la contemplation des images, puis quelque chose venant du fond de mon être me dit que je devais rattraper cette fille. Elle n'était pas allée bien loin et je la rejoignis rapidement.
" Bonjour, je peux savoir ce que tu fais ?
- oui bien sûr, nous revenons de l'Inde, nous avons enregistré un disque dernièrement avec Georges Harrison (elle me montrait sa photo au dos du trente trois tours)
Tu vois en Inde nous distribuons de la nourriture (il y avait également une photo corroborant ses dires), si tu veux, tu peux nous aider"
Je lui tendais cinquante francs, elle me remit le disque puis elle me dit "tiens je te donne aussi ce livre en cadeau." Le livre s'appelait la Shri Ishopanishad sur la couverture il y avait un très beau personnage à la peau bleue entouré de serpents: Vishnou. Elle me tendait aussi une petite carte d'invitation pour un repas macrobiotique qui se tenait tous les dimanches à Paris.
J'étais fasciné par ce concours de circonstances, autant que par la pochette du disque. Sur un fond noir, se dessinait un personnage à quatre têtes assis sur une grande fleur de lotus. Il semblait méditer sur un personnage qui apparaissait au dessus de lui dans un halot lumineux. C'était un jeune garçon aux traits enchanteurs habillé d'une étoffe jaune et qui jouait de la flûte.
Le son de l'instrument se matérialisait sous la forme d'une onde bleue qui rejoignait le front du personnage assis sur la fleur. Je me hâtais de rentrer chez moi pour écouter le disque. Je le posais sur mon pik up, et je m'asseyais en lotus pour mieux écouter. Au préalable, j'avais allumé ma bougie à la cire d'abeille (je sens encore son odeur 22 ans après). Je m'absorbais dans la contemplation des photos au dos de l'album tout en écoutant les chants.
Puis vint cet hymne: Jaya Radha Madhava, Bhagavan das entonnait un couplet et l'assemblée des dévots reprenait en choeur. En lisant la traduction je fondais en larmes,
Gloire au couple divin,
Madhava, l'Etre suprême joue dans les bosquets de vraja
en compagnie de sa bien aimée Radha,
Lui qui est l'amant des gôpis a soulevé d'une main la colline Govardhana,
Le fils bien aimé de Yashoda est la joie de tout Vrindavana,
Il gambade éternellement sur les berges de la Yamuna."
Les chœurs entonnaient ensuite le maha-mantra : "Hare Krishna Hare Krishna Krishna Krishna Hare Hare Hare Rama Hare Rama Rama Rama Hare Hare" : "Oh Seigneur ! Oh Puissance de félicité !, qu'avec amour je vous serve!
J'avais l'impression de m'immerger dans un océan d'extase, de retrouver ma demeure originelle, tout mon corps vibrait à l'amour du chant divin. J'avais la sensation de retrouver quelque chose enfoui au plus profond de moi.
Quelques semaines plus tôt, en traînant dans une librairie de la Flèche, j'avais découvert un ouvrage qui m'avait procuré une sensation similaire bien que de moindre intensité: Les Psaumes du Pèlerin de Toukarâm. C'était un ouvrage poétique traduit chez Gallimard. Tout en marchand dans la rue, je commençais à le lire. J'ignorais qu'en fait ces stances étaient faîtes pour cela, être déclamées par le pèlerin qui marche. Je fis pratiquement le tour de la ville, absorbé dans la lecture, je lisais à haute voix, indifférent au froid et à la nuit tombée. Je pleurais en découvrant les sentiments exaltés de ce saint marhâte du 16ième siècle :
"Je suis né dans la caste des shoudras (la plus basse),
telle fût ma chance.
car si j'étais né brahmane, mon orgueil de caste m'aurait tué.
Encore jeune, mon épouse est morte en demandant du pain.
J'ai tout perdu, mon commerce et ma réputation.
Alors je suis parti sur la route de Pandarpour
Chercher ce jeune Dieu apparu sur une brique.
Oh Vithoba! , Toukâram est ton serviteur.
Je ne sais ni lire ni écrire, mes mots ne sont pas les miens,
c'est un autre qui parle à travers moi.
Lorsqu'ils jetèrent mes cahiers dans la rivière,
je m'assis en te louant, sans boire ni manger.
Au bout de trois jours, mes cahiers réapparurent sur la berge.
........
Tu jettes des fleurs à ton Dieu,
tu lui chantes des louanges.
Mais tu n'accueilles pas ton prochain qui a besoin de toi
tes fleurs, autant de cailloux sur sa tête,
tes louanges, du crachât.
.............
Toukarâm m'avait insufflé la bhakti, est-ce lui qui guida mes pas vers les dévots de Krishna ? Est-ce lui qui m'inspire aujourd'hui à dénoncer la "caste des brahmanes" ? Une chose est sûre, il n'a jamais quitté mon cœur depuis cette rencontre dans les rues de la Flèche.
Plus tard, quand je devins responsable des relations publiques de l'A.I.C.K., je devais rencontrer le traducteur des psaumes. Un ancien jésuite, missionnaire en Inde qui était tombé amoureux d'une belle indienne et avait quitté l'ordre. Un fin lettré, un homme de cœur que j'aimerais revoir aujourd'hui. Avec son aide, nous organiserons un colloque sur la bhakti dans les locaux du Sénat.
Pour l'instant, les bhaktas ne sont pas encore d'orgueilleux brahmanes et moi, je suis dans ma chambre à Durtal. Jeune adolescent qui pense avoir fini sa révolte ou bien qui se dit qu'il a trouvé la révolte suprême. Graduellement, je découvre les préceptes de Prabhupada dans son petit livre bleu :
Tout émane de l'Absolu, tout lui appartient, notre vie ne peut donc trouver sa signification qu'en rétablissant le lien avec cette source dont nous émanons. Les paroles de Prabhupada me semblent pleines d'autorité. Prabhupada ne fait pas de compromis, il tranche. La vie est faîte pour le service rendu à Dieu, tout autre activité nous lie à la matière, au karma. Il faut nous affranchir du cycle des morts et des renaissances. Cette société matérialiste court à sa perte. Les marxistes ne m'avaient pas convaincus lorsque j'allais au meetings à la Mutualité. Prabhupada, lui, détient des réponses claires, profondes, basées sur l'expérience et sur le savoir scripturaire. Il détient la connaissance des Védas, les plus vieux textes de la planète.
Prabhupada m'apparaît comme un sage qui parle depuis son arbre de Central Park. Ce vieil homme de soixante dix ans qui a bravé la mort pour venir sans un sou aux Etats-Unis est attachant. Il n'a pas de désir de satisfaction personnelle, lui ce qui l'intéresse, c'est de servir Krishna. Ce jeune pâtre plein de malice qui joue de la flûte et distribue le beurre aux singes de son village au grand dam de sa mère, qui lui court après et essaye en vain de l'attacher à un morceau de bois pour l'empêcher de faire ses bêtises. Prabhupada n'a pas le temps de se poser de questions, il agit. Il sait que la mort est proche, il lui faut donner ce cadeau sans pareil, l'amour de Dieu. Le Dieu de Prabhupada est petit et prend des fessées, mais ça, il ne le dit pas à tout le monde.
En lisant la Shri Ishopanishad, j'ai graduellement l'impression de développer une relation avec Prabhupada. Sa philosophie me convainc, mais surtout, c'est le fait qu'il semble vivre en parfait accord avec elle. Il propose des vérités simples mais exigeantes en terme d'engagement personnel. Il ne s'agit pas cette fois de théoriser, de spéculer sur la Vérité, mais de la vivre, de la servir. Il s'agit de devenir soi-même l'instrument de l'expérience.
A ce moment là, je suis obsédé par une idée, je dois obtenir la maîtrise de soi. L'intensité avec laquelle je rejette mes pulsions est sans doute due à la difficulté éprouvée lors de mes premières expériences sexuelles. Mais aussi à l'impression inconsciente que le chaos qui règne autour de moi est du à la libido incontrôlée des adultes.
Et puis si j'acquiers la maîtrise des sens, je n'aurais plus à retourner dans la chambre de Clotilde le soir. (Clotilde est la fille de ma belle mère). Je n'aurais plus à étreindre cette fille qui m'attire mais que je n'aime pas. Je n'aurais plus à redouter la venue des parents et à vivre dans la crainte du scandale. Je pourrais enfin être libre.
C'est pour cela également que j'ai arrêté de fumer il y a quelques mois. Un jour, n'ayant plus de cigarettes, j'ai dû prendre mon vélo pour aller jusqu'au village en chercher. Cette tyrannie m'était apparue intolérable. A la même époque, je fis le voeu de ne plus jamais boire d'alcool. Les ouvriers de l'usine Montgolfier nous avaient fait tomber dans un traquenard. Avec mon camarade d'apprentissage ils nous avaient fait boire toutes sortes d'alcools, j'ai été si malade que j'ai cru mourir.
De plus en plus, j'avais orienté mes lectures vers l'Inde, "Les lettres à l'Ashram de Gandhi", Sadhana de Shri Aurobindo, la Bhagavad-Gita... De plus en plus, l'image du yogi maître de lui et vivant au-delà du monde était devenu mon modèle. Alors, quand je vis sur la pochette du disque des dévots de Krishna ces photos d'hommes rasés, habillés de robes safrans, chantant pied nus sous le soleil du Bengale, ma fascination devint totale. Je relevais l'adresse du temple de Paris et j'écrivis pour faire part de mon intérêt pour la Conscience de Krishna. Quinze jours plus tard, je recevais une réponse de Jyotirmayi devi dasi, une disciple de Prabhupada qui m'envoya un exemplaire du magazine Back to Godhead ainsi qu'une lettre très personnelle d'encouragements. Je me sentais des ailes, la joie d'avoir un contact personnel avec les dévots était immense. Je répondais donc à Jyotirmayi en lui demandant comment je pouvais devenir moi même dévot de Krishna et j'en profitais pour commander deux nouveaux livres : "Conscience et Révolution" et "Antimatière et éternité".
Jyotirmayi me répondit à nouveau, elle m'expliquait les règles de base du Bhakti Yoga: les quatre principes régulateurs et le chant du mantra Hare Krishna sur un chapelet. Je m'empressais de mettre ses conseils en application . Ma vie devint graduellement de plus en plus réglée selon les principes du Yoga. Le soir, en rentrant du travail, je m'enfermais dans ma chambre pour pratiquer ma sadhana (postures, respirations, méditation, récitation de mantra).
Je renonçais à regarder la télévision pour ne pas ingurgiter des images et des émotions qui échapperaient à mon contrôle. J'espaçais de plus en plus mes pratiques solitaires; je m'autorisais cependant une masturbation hebdomadaire le vendredi (jour de vénus), en prenant un bain bien chaud.
Puis vint le jour où je décidais de me rendre à Paris pour répondre à l'invitation que m'avait remise la dévote rencontrée quelques semaines plus tôt dans les rues d'Angers. Je me rendais en stop au Mans où je prenais le train pour la gare Montparnasse. J'empruntais ensuite le métro pour me rendre dans le 16ième arrondissement.
Le temple des dévots se situait rue Lesueur, à quelques centaines de mètres de la place de l'Etoile. Elle est célèbre pour avoir abrité le sinistre docteur Petiot qui faisait griller ses victimes juives pendant la seconde guerre mondiale, après leur avoir fait croire qu'il allait les faire passer en zone libre. Ma première tentative échoua, je traînais dans Paris, allais voir une prostituée qui me demandait de payer plus pour pouvoir toucher ses seins, elle était dure, sans aucune affection.
Je reprenais le métro pour aller voir mon ami moine à St Rémy les Chevreuses, je me trompais de rame et atterrissais au terminus opposé après m'être endormi. Je finis par échouer devant la porte du temple que je n'osais pas franchir. Finalement , j'allais m'enfermer dans une salle obscure où l'on jouait une version de Dracula. Le week-end était terminé et je reprenais la route en sens inverse, direction Durtal.
Je dus reprendre le travail et ma vie ascétique. Paris décidément avait sur moi l'effet d'une grande tentatrice, je n'avais pas réussi pour cette fois à franchir les gardiens du temple.
Quinze jours plus tard, je recommençais une nouvelle tentative. Cette fois, j'allais directement au temple. Devant la porte, je découvris sur le sol des dessins de Mandalas, des diagrammes de bonne augure. Une plaque de cuivre annonçait : Association Internationale pour la Conscience de Krishna. Fondateur Acharya : Sa divine Grâce A.C. Bhaktivedanta Swami Prabhupada. Je poussais la porte; aussitôt je me sentis envahi par des effluves d'encens et un mélange d'odeurs très particulier d'épices, de fleurs et de propreté. Il me semblait que les pièces baignaient dans une lumière spéciale, qui me faisait penser à l'énergie irradiante provenant d'un autre monde. Quelqu'un dû m'accueillir à l'entrée avec un grand sourire et un accent anglo-saxon. Il me dit d'aller dans la salle du temple.
Au moment où j'entrais dans la salle du temple, quelqu'un souffla dans un gros coquillage blanc. Cela fit un bruit sourd et vibrant. Tous les dévots étaient prosternés à même le sol, sur le carrelage en damiers noir et blanc. Seul un enfant se tenait debout, il aspergeait tout le monde avec une espèce de poire à eau bénite. Il devait avoir quatre ou cinq ans, il était complètement rasé sauf bien sûr pour la sikha (la petite mèche derrière le crâne) et entièrement habillé d'étoffe de coton de couleur orange vif. Je crus voir un ange tombé du ciel. Les dévots prosternés récitaient tous en chœur des prières sanskrites incompréhensibles. Rapidement, chacun s'assit à même le sol et quelqu'un entonna un chant que l'assemblée reprenait après chaque couplet. A ce moment, je pus voir distinctement la forme des divinités du sanctuaire. On aurait dit d'immenses figurines en porcelaine dans une maison de poupée géante avec de lourds rideaux en velours rouge.
Elles étaient vêtues d'habits rutilants, faits de velours, de paillettes, de soie, dans une débauche de couleurs et de fleurs. Cela me faisait penser à la fête foraine et je trouvais ça d'assez mauvais goût. Mais les plus grandes des poupées, qui formaient un couple avaient de grands yeux souriants ainsi qu'un air bon enfant et bienveillant que je dus découvrir par la suite. Il s'agissait de Krishna et de sa compagne éternelle Radha.
Quand le chant fut fini, que le bruit du tambour et des cymbales s'arrêta, un dévot se saisit d'un gros livre qu'il posa sur un petit trépied et dont il commença à lire des versets en sanskrits. Je fus soulagé quand il lut la traduction. Il commença son prêche en expliquant qu'à notre époque, l'âge de Kali, âge de décadence, nul n'est apte à pratiquer les voies sévères de réalisation de soi par le hâta yoga et la méditation silencieuse. Par contre, nous dit-il, Shri Chaitanya a rendu l'œuvre de réalisation spirituelle joyeuse et facile par le chant des saints noms de Dieu que l'on peut pratiquer à n'importe quelle heure du jour et en tous lieux. Le Saint Nom de Dieu est empli de toutes les puissances de la divinité continua-t-il et quiconque les chante sans commettre d'offense peut bientôt voir Krishna danser sur sa langue. J'étais conquis, c'est vrai que j'avais déjà expérimenté la puissance de ce chant grâce au disque acheté à Angers dans la rue.
Maintenant, je rencontrais des gens qui pratiquaient cette méditation sonore au quotidien. J'avais aussi ressenti cette extase dont il parlait, où tout le corps est envahi d'une félicité indescriptible, et des vagues d'émotion d'une intensité immense vous baignent intérieurement. Je savais que j'avais trouvé l'endroit auquel j'aspirai depuis plusieurs années.
Il nous parla ensuite de la réincarnation. "L'âme transmigre de corps en corps, elle voyage à travers toutes les espèces de la création; du royaume végétal au royaume animal. Lorsque enfin elle atteint la forme humaine, alors elle peut se libérer de ce cycle infernal par la pratique spirituelle en prenant refuge au pieds pareils au lotus de Krishna. Mais il n'est pas possible d'approcher Krishna directement, ce n'est que par la grâce de son représentant sur Terre, le gourou que l'on peut comprendre et servir Krishna....."
Puis vînt la fin du prêche, l'assemblée récita encore quelques incantations sanskrites, se prosterna et chacun se leva. Quelqu'un m'invita à venir à l'étage pour manger une collation, je le suivais volontiers.
Nous nous assîmes en tailleur sur le parquet fraîchement verni d'une grande pièce aux multiples fenêtres mais sans aucun meubles. Seules de grandes reproductions de Krishna sur les murs égayaient l'endroit. On m'apporta bientôt dans un récipient en plastique quelques préparations dont le goût n'évoqua rien de ce que je connaissais. C'était plutôt doux, avec de la cannelle et d'autres épices. Et là, on en profita pour m'expliquer les vertus du végétarisme. J'écoutais les arguments avec attention car il est vrai que je n'avais jamais pensé à cette aspect du yoga. Il faut dire que j'étais plutôt carnivore, n'ayant jamais aimé les légumes, je pouvais lorsque j'étais enfant manger des morceaux de steak cru avec un peu de sel, ce qui irritait ma mère. J'étais également un mangeur invétéré de saucisson, ce qui constituait les cadeaux que j'affectionnais le plus lorsque j'étais pensionnaire à Mongazon. Alors le végétarisme.... pourquoi pas me dis-je. Les dévots reliaient ce principe à la non-violence, c'est vrai que je venais de lire Gandhi dont les idées m'avaient plu, je fus donc vite convaincu.
Les dévots m'invitèrent à passer la nuit au temple pour pouvoir assister aux cérémonies du matin. J'étais heureux et flatté à la fois. On me donna donc un sac de couchage et après avoir nettoyé le sol où nous avions mangé, chacun étendit sa couche sur le parquet vernis. Il devait être neuf heure et demi ou dix heure lors de l'extinction des feux. J'étais dans un état d'euphorie intense et je ne dormis pas de la nuit, je revisualisais toutes les expériences de la journée, je m'émerveillais d'avoir découvert un endroit qui semblait concrétiser parfaitement l'aboutissement de mes recherches métaphysiques.
La nuit s'écoula rapidement, à trois heure et demi tout le monde se mit sur pied, roula son duvet en silence et se rendit à la salle de bain. J'étais étonné de voir qu'avant de se coucher comme avant de se lever, les dévots se prosternaient en récitant une prière sanskrite. En fait ils le faisaient également avant et après manger, ainsi qu'au début et à la fin de chaque cérémonie. Ce qui fait que dans une journée, ils répétaient ce geste des dizaines de fois. Ayant pris notre douche, nous descendîmes dans la salle du temple. Il devait y avoir soixante ou quatre vingt personnes dans cette salle qui devait faire soixante dix mètres carré et avait dû par le passé servir comme salle de réception de cet hôtel particulier qui hébergeait sans doute une riche famille bourgeoise.
Encore une fois j'entendis ce bruit de conque qui semble résonner dans vos poumons. Puis les rideaux s'ouvrirent comme au théâtre, révélant les poupées de Krishna, cette fois dans un habit plus sobre, j'appris par la suite que c'était leur pyjama car on déshabille les mourtis chaque soir avant de les mettre au lit symboliquement. Les dévots assemblés commencèrent à entonner doucement leurs chants pour réveiller les mourtis. Puis graduellement, le rythme s'accélérant, les cymbales et les tambours se faisant plus pressants et plus bruyants, les dévots commencèrent à danser et à sauter sur place. Le tout se terminant dans une ronde effrénée. Je remarquais cependant que les filles restaient en retrait et qu'une ligne de démarcation bien nette empêchaient les hommes de se mêler aux femmes pendant la cérémonies. Le mangala aratika dura environ une demi-heure, je me demandais comment les voisins pouvaient tolérer un tel bruit à quatre heures du matin.
Vint ensuite une étrange cérémonie. Les dévots se réunirent en cercle, se prosternèrent, commencèrent à réciter des prières. Lorsque nous nous relevâmes, nous étions tous autour d'une petite plante, posée dans un grand pot sur un petit guéridon. A nouveau les chants accompagnés des cymbales et du mridanga reprirent de plus belle ainsi que les danses bientôt frénétiques. Quand tout se calma, que l'on se fut prosternés, chacun alla arroser la plante avec une petite cuillère, mettant ensuite un peu de la terre du pot sur son front et se prosternant à nouveau. J'étais sidéré qu'on puisse rendre un culte à un pot de fleur. Mais on m'expliqua par la suite qu'il s'agissait de Toulassi, une pure dévote de Krishna qui avait choisi de se réincarner sous cette forme pour toujours être aux pieds de son Seigneur et qu'elle avait le pouvoir de pardonner toutes les offenses commises, même le meurtre d'un brahmane.
Une fois ce rituel terminé, les dévots s'assirent sur place et commença la période du japa, la méditation sur le chapelet. Un dévot vint m'expliquer le procédé et me donna un chapelet pour que je puisse pratiquer. Il m'expliqua qu'il ne fallait pas toucher cet objet sacré avec l'index, doigt impur parce qu'il désigne parfois des objets impurs; ni avec la main gauche (très impure car elle sert à se laver l'anus) et surtout ne pas le poser sur le sol, ni l'emmener dans les toilettes.
Ces recommandations me parurent bizarre mais j'étais impatient de me livrer à la méditation en compagnie des dévots. Je m'assis donc en lotus et concentrais toute mon attention sur la vibration sonore. Au bout d'un quart d'heure environ, je vis que la plupart des dévots se levaient pour marcher tout en continuant à réciter leur mantra. Certains affichaient des mimiques étranges, articulant exagérément et se livrant à ce qu'il serait convenu d'appeler de véritables grimaces. D'autres secouaient la tête violemment comme s'ils étaient en proie à une lutte intérieure intense. D'autres enfin, qui étaient restés assis s'endormaient toutes les cinq minutes, le haut de leur corps plongeant en avant, pour s'arrêter soudain dans sa chute et se redresser sous l'impulsion d'une volonté qui lutte pour se réveiller. J'observais d'un œil ce qui se passait, mais j'étais avant tout préoccupé par ma propre méditation, comme l'était sans doute chacun d'entre nous. Ce qui nous empêchait certainement de ne pas rire du comique de l'ensemble. De rares dévots cependant semblaient maîtriser leur méditation et s'absorber dans le mantra avec un air paisible.
Le japa dura à peu près jusqu'à sept heures du matin. Puis vint la classe, on nous parla encore une fois de karma, de réincarnation, de divertissements divins et de service de dévotion. Puis ce fût la cérémonie du Gourou pouja, l'adoration au gourou. Sur le trône (le Vyasasana) était placée une grande photo de Prabhupada et les dévots venaient à tour de rôle offrir une poignée de fleur avant de s'allonger de tout leur long aux pieds du siège pontifical. Tout dans le temple de la rue Lesueur semblait baigné dans une paix lumineuse.
Pendant six mois environ je vais faire les allers et retours entre Paris et Durtal. Entre temps, je convertirai mon ami Bruno qui rejoindra le temple à temps plein, un peu avant moi. N'ayant plus personne en Anjou avec qui m'entretenir du service de dévotion, je décidais en juin 1975 de rallier la communauté d'Oublaisse. Mon père me conduira sur les lieux au volant de sa Mercedes en me disant que j'allais vivre la plus grande aventure, l'aventure de l'âme. Avant de me déposer à la communauté avec une valise, il s'arrêta à la droguerie d'Ecueillé pour m'acheter un couteau suisse qu'il m'offrira en guise d'adieu.
C'était il y a deux ans, mon livre qui tombe par terre me réveille et me revoici dans la matrice métropolitaine. Mon sac de livres est vide comme d'habitude. Demain je pars en Alsace avec Radhika Ramana. En plus de la distribution des livres, nous allons organiser des festivals dans les villages autour de Strasbourg.
Souffle vital
Le voyage en Alsace se déroule au fil des mantras, à l'arrière du camion, je sombre dans un sommeil profond pendant plusieurs heures. Nous ne sommes pas censé dormir plus de six heures mais ces derniers temps je m'endors souvent pendant les trajets.
La campagne d'Alsace s'annonce moins drôle que celle de Normandie. Après la journée de porte-à-porte qui s'achève vers 19 heures, nous allons coller les affiches pour les festivals du week-end. Nous dormons toujours dans notre camion. Ce n'est plus le vieux J7 mais un Citroën tout neuf aménagé avec une petite douche à l'intérieur dans une cellule du plancher en bois surélevé sur laquelle nous vivons le reste du temps à cinq. Mais le matin, le plancher est trop encombré d'affaires alors Mahabala a jugé qu'il était plus pratique de se baigner dans la rivière. Nous sommes en novembre, en Alsace, à quatre heures du matin, l'eau est .....froide. Les journées de douze heures m'épuisent. En plus, à mon tour, j'ai attrapé un énorme furoncle sur la nuque. Il me fait souffrir et m'empêche de m'absorber en méditation comme d'habitude. La semaine passée à Oublaisse, une dévote infirmière a extrait le pus plusieurs fois, j'en ressortais vidé; mais le furoncle, lui, se remplissait à nouveau. Malgré la souffrance, je retirais du plaisir de cette situation. Cela faisait des années qu'une femme ne m'avait pas touché affectueusement.
Ce matin, après le saut dans la rivière, je suis pris de violentes douleurs dans les poumons alors que je récite mon chapelet sur le plancher de bois. Hare Krishna, Hare Krishna! J'ai mal Seigneur. La douleur persiste toute la journée, j'ai de la peine à respirer, je dois m'allonger dans mon sleaping bag. Je ne vais pas tirer les sonnettes, combien d'âmes ne seront pas sauvées aujourd'hui?
Le lendemain, Mahabala décide de m'emmener à l'hôpital. On me fait des radios, on diagnostique un pneumothorax, on m'enfonce un trocart entre les côtes, je crie mais il paraît que c'est bon. On me branche sur une pompe qui aspire l'air qui s'est introduit entre les parois de la plèvre, je hurle, mais on me dit qu'il faut ça pour remplir les poumons au maximum. Pendant mon séjour, on en profite pour m'inciser le furoncle que j'ai à la nuque.
Le contact du scalpel est doux comme une caresse tant il me soulage de cette infection purulente. Je dors toute la journée, pendant les quelques heures d'éveil, j'essaie quand même de réciter mon mantra, Hare Krishna, Hare Krishna, mais je sombre rapidement. Les infirmières sont jeunes et pratiquement nues sous leur blouse, elles sont affectueuses, je souffre d'érections. Je suis cloué dans un lit, relié à une pompe par les poumons et tout ce que je trouve à faire, c'est de bander. Je finis par me caresser, après deux ans de chasteté absolue. On me débranche un jour et l'on me fait prendre un bain bien chaud. J'en profite pour me masturber, et je ne peux m'empêcher de penser qu'il est bon de jouir lorsque mon sperme s'écoule sur mes doigts.
Mais les jours qui suivent, je suis pris de remords, je me lève la nuit pour réciter des tours de chapelets dans une salle de lecture afin de m'amender. Je culpabilise comme un fou de ma faiblesse. Comment puis-je me laisser aller de la sorte alors que j'ai fait le serment de suivre les principes régulateurs le jour de mon initiation. En plus dans mon lit, alors que j'étais à moitié comateux, j'ai eu des pensées sexuelles pour ma mère, comment puis-je être aussi pervers? Je dois absolument me purifier pour me « requalifier », un dévot de sankirtan ne peut pas être victime du désir sexuel. J'essaie de reprendre le dessus sur mon mental dans un combat titanesque.
Au bout de quinze jours, on estime que je suis prêt pour sortir, Mahabala vient me chercher. Mais alors que nous sortons de l'hôpital, une douleur aiguë me prend du côté gauche cette fois. J'ai du mal à marcher et à respirer, on me ramène à la salle de radios. Les médecins diagnostiquent à nouveau un pneumothorax, mais sur l'autre poumon.
On me « retrocarde », on me remet sous aspiration; je reste quinze jours de plus à l'hôpital. Lorsque je sors, à ma grande surprise, les dévots ont loué une maison. Je pense que Bhagavan, traumatisé par la perte de ma collection a décidé que l'époque des austérités inutiles était terminée. Mais j'ai besoin d'une convalescence, vu mon jeune âge et craignant des complications, les dévots décident d'appeler mon père qui vient me chercher à Strasbourg au volant de sa BMW. C'est la première fois depuis deux ans que je retourne dans ma famille. Sur la route j'écoute l'autoradio Bluepunkt et je réprimande mon père qui s'arrête pour boire un café.
De retour à Durtal, on me met douillettement dans mon lit et madame Closier, la gouvernante me cuisine des petits plats végétariens à base de riz complet et de légumes. Je mange comme quatre pendant quelques jours et finissant par souffrir de la maladie de mon enfance, l'ennui, j'appelle Radhika Ramana à Oublaisse pour qu'il vienne me chercher. Celui-ci s'exécute et dans la journée vient m'enlever aux griffes de maya à l'aide d'une 4L commerciale blanche. Sur la route du retour, il manque de nous envoyer dans le décor en roulant sur un terre plein. Radhika me donne l'impression d'un géant qui fonctionne avec un minimum d'énergie matérielle. Son corps immense ressemble parfois à celui d'un pantin désarticulé. Le saint ne vit pas pour son corps me dis-je, c'est son corps qui tente péniblement de suivre son âme.
Enfin à Oublaisse, je retrouve ma chère ambiance dévotionnelle. J'atterris dans le dortoir des bramhacharis mais je ne me lève plus le matin pour le mangal aratik et je reste couché toute la journée, j'en profite pour lire de bout en bout le Shrimad Bagavatam. Pris de compassion, les dévots me proposent de me transporter au temple le matin pour que je puisse assister au programme spirituel. Je m'assieds dans un coin du temple sur un coussin et je regarde les cérémonies mais les douleurs reviennent assez vite et je dois retourner m'allonger après le mangal aratik vers cinq heures.
Les dévots me regardent avec l'œil attendri qu'on jette sur un martyr. Je pense que si j'étais mort à cette époque comme certains le prédisaient, je serais devenu un saint au calendrier dévotionnel. Je n'ai pas eu la chance de Thérèse de Lisieux. Il faut dire que je n'avais pas les glaires tuberculeux d'un compagnon de souffrances à avaler.
Dans leur immense compassion, les dévots ne supportent pas non plus que je puisse me rendre au temple sans avoir pris une douche au préalable. Alors, Haribolananda me monte un grand seau d'eau chaude et une bassine tous les matins. La sollicitude spirituelle est telle à mon égard qu'au bout de deux mois, je suis à nouveau hospitalisé. A l'hôpital de Tours, les médecins me disent qu'il faut procéder à l'ablation de la plèvre, que c'est une opération bénigne. Ils me convainquent avec des arguments commerciaux et le sourire d'une infirmière.
Au retour de la salle d'opération, je suis attaché à mon lit, sous perfusion et un masque énorme m'insuffle de l'air à rythme régulier. Une douleur atroce me tenaille dans tout le thorax. Je finis par apercevoir quatre tubes, comme des tuyaux d'arrosage qui me sortent entre les côtes. J'apprendrai bientôt leurs noms savants: des redons. La souffrance est telle que dès que je peux ouvrir la bouche, dès que l'effet de la morphine se dissipe je hurle comme un bébé. Compassionnée, l'infirmière dépasse un peu les doses autorisées, mais ce n'est pas suffisant pour m'empêcher de crier pendant quelques heures par jour.
Puis vient le jour où l'on doit m'enlever les redons. Le chirurgien les arrache violemment d'un coup me laissant me tordre sous les spasmes et sous le choc. Il se tourne vers l'infirmière d'un air agacé en demandant: "qu'est-ce qu'il a ?" La pauvre n'en revient pas et me gratifie de quelques soins affectueux après son départ.
De retour au château d'Oublaisse, Bhagavan, impressionné par mes énormes plaies décide qu'il me faut cette fois un minimum de confort, il m'installe dans la seule chambre du château où il y ait un lit, la chambre de Prabhupada. Il a dormi dans ce lit l'année dernière lors de sa visite et la chambre est dotée d'une salle de bain attenante ce qui m'évite les déplacements inutiles.
Est-ce le passage de Prabhupada en ces lieux qui fait qu'à cette époque je parviens à des états de méditation cristalline? Restreignant mes mouvements au maximum, je m'absorbe dans des visualisations qui m'emmènent sur les rives du Ganges. J'imagine des services somptueux que je rends à Krishna avec des récipients en or, je me rends dans toutes les rivières sacrées de l'Inde pour collecter leurs eaux et je lave ensuite les pieds de ma petite mourti mentale. Ces méditations qui durent des heures me procurent une paix indicible. J'ai repris le dessus sur mon mental et sur mon sexe et graduellement ma santé semble se rétablir.
J'ai été proposé pour l'initiation brahmanique, la deuxième initiation. Je n'ai parlé à personne de ma défaillance à l'hôpital quelques mois plus tôt. Il faut dire que le sexe est un sujet que personne n'aborde jamais, il en va comme si la sexualité avait été abolie de l'existence des dévots. Je me sens un peu coupable d'accepter l'initiation dans ces conditions mais je nourris depuis toujours une telle admiration pour les brahmanes que je finis par me dire que mon omission n'est finalement pas si grave. En Inde, le brahmane est le plus haut dans l'échelle sociale, ce qui fait sa force, ce n'est pas son pouvoir politique, ni sa richesse, au contraire, il est censé être complètement désintéressé et cultiver avant tout la pureté, l'austérité, la simplicité et la connaissance. Les brahmanes pour se distinguer des autres castes portent autour du cou un cordon de coton qui descend en travers de la poitrine, c'est le cordon des deux fois nés.
Le jour de l'initiation, un grand feu de sacrifice est allumé nous sommes quatre ou cinq à recevoir le rite. Adiraja un américain costaud, Kuthasta un canadien; Narakantaka qui est belge et moi, peut-être y avait-il une fille, mais à l'époque, je ne regarde pas les femmes. Pendant la cérémonie, Bhagavan me réprimande car je n'ai pas mon collier traditionnel de perles de toulassi autour du cou. Je lui réponds que je l'ai cassé il y a quelques temps et que je n'ai pas eu le temps de le réparer. La vérité c'est que je me moque un peu de ces signes extérieurs. Depuis mes opérations, j'ai pris l'habitude de me laisser pousser les cheveux et je n'ai constaté aucun effet notable sur ma conscience.
Le lendemain, Bhagavan qui devait me donner le mantra secret, le gayatri, est pris de fièvres violentes, il souffre de la typhoïde. Il a dû contracter le virus lors de son dernier voyage en Inde. Il sombre dans un état comateux et on doit l'hospitaliser. C'est Pritou Poutra swami qui me donne donc le fameux mantra. ...Om bhur bhuva sva tat savitur varenyam.....
Le soir je m'endors en tenant fièrement mon cordon brahmanique dans mon sac de couchage. Je suis désormais un deux fois né, Prabhupada a brûlé tout mon karma. Je me sens léger comme un goéland, je ne regrette pas d'avoir vécu toutes ces épreuves.
Il y a certainement un pouvoir magique dans cette initiation rituelle. Elle nous relie avec un égrégor très puissant et très ancien que sont venus nourrir des milliers de brahmanes depuis des milliers d'années. J'ai l'impression de pénétrer dans un monde nouveau, un monde de limpidité. Le défaut majeur cependant des brahmanes, c'est une certaine arrogance qui naît de leur certitude d'être situé dans le savoir vrai. De cela, nous ne sommes pas exempts. C'est la faille de l'armure qui va permettre au Kali Youga de s'infiltrer dans le mouvement de Prabhupada.
Le Kali Youga, c'est l'âge noir, l'âge de fer qui dégrade tout, qui pollue tout, qui fait sombrer la conscience humaine dans la mesquinerie et la querelle, dans la guerre et la tuerie. D'après les astrologues indiens, nous sommes entrés dans le kali-youga après le départ de Krishna il y a cinq mille ans et il est censé durer 432000 ans au total. Il est le dernier cycle d'un parcours astrologique durant des millions d'années et qui voit l'humanité passer par quatre stades différents.
Selon les brahmanes, durant le premier cycle, le Satya youga, les hommes vivent en harmonie totale avec les lois universelles et ont une espérance de vie de cent mille ans. Au cours du second cycle, le Treta Youga la situation se dégrade quelque peu et l'espérance de vie chute alors à dix mille ans. Pendant ces périodes fastes, les védas nous disent que l'homme a le privilège de recevoir la visite de dévas, les habitants des planètes supérieures qui marchent paisiblement sur la Terre après avoir posé leurs vaisseaux spatiaux et s'unissent parfois avec des terriennes. Ils donnent alors naissance à des demi-dieux aux pouvoirs exceptionnels comme Arjuna ou Bhima dont les exploits sont rapportés dans le Mahabharata.
Luttes de pouvoir
Bhagavan reste trois semaines à l'hôpital. Pendant ce temps, Pritou poutra swami, l'ange noir, essaye de prendre le pouvoir à sa place afin d'occuper son poste de G.B.C. Depuis quelques temps, un petit groupe de dévots, en fait la plupart des intellectuels qui travaillent aux éditions Bhaktivedanta, nourrissent une polémique contre Bhagavan. Ils estiment qu'il ne les consulte pas suffisamment dans ses prises de décision. Pour eux, l'installation dans l'hôtel particulier de la rue Lesueur ainsi que l'achat du château d'Oublaisse sont des erreurs. Ils pensent à juste titre que le public français ne s'y retrouve pas dans ces choix des dévots. L'image du luxe ne convient pas aux moines mendiants.
Pendant quelques temps, les nouvelles sur la santé de Bhagavan sont inquiétantes, il est à l'article de la mort. Les manœuvres de Pritou pour le détrôner sont déplacées et maladroites et lorsqu'il rentre très affaibli à Oublaisse, Bhagavan va remettre de l'ordre dans les affaires. A cette époque, un groupe de dévot va rentrer en dissidence et s'installer dans le midi, du côté d'Aix et d'Avignon. On compte parmi eux Jayantakrit, Janardradi et Boutakrit, ils ouvrent un restaurant indien à Aix en Provence et un petit centre de Bhakti yoga.
Cette épisode va contribuer à endurcir considérablement le caractère de Bhagavan qui va devenir désormais de plus en plus tyrannique. La révolution des têtes pensantes françaises l'inciteront à ne s'entourer dorénavant que d'américains pour diriger le pays. Désormais on entendra les phrases suivantes:
" don't be over intelligent" (ne sois pas trop intelligent), "don't think too much" (ne pensez pas trop). "Just do what you are told to do" (ne fais que ce que l'on te dit de faire).
En bon lecteur de Machiavel, il appliquera à la lettre le principe selon lequel le prince ne doit pas choisir ses lieutenants parmi ses pairs mais les sortir de la boue afin de s'assurer de leur reconnaissance éternelle.
Ainsi, plutôt que de donner les responsabilités aux dévots français dévoués et fidèles depuis des années, il préférera aller chercher des américains ayant quitté le mouvement depuis quelques temps et étant revenus à leurs anciens vices, surtout la drogue. Il prendra ces anciennes stars déchues dans un tour du monde avec lui autour de ses temples et une fois requinqués, il les parachutera à un poste clef du mouvement. La méthode est infaillible, les hommes eux malheureusement ne le seront pas et l'éthique des premiers temps en prendra plus qu'un coup dans l'aile.
C'est comme cela qu'au printemps 1977, on verra apparaître un certain Yogeshandra. Gros américain qui aurait pu jouer dans le rôle d'Eisenhower, il ne lui manquait que le barreau de chaise et la bouteille de wiskhy. Yogeshandra était encore il y a peu ce que l'on appelle un "dévot grillé",(burned out devotee) traînant sa déprime de pays en pays. Mais Bhagavan n'ignore pas que l'homme a été l'un des dirigeants du Radha Damodara Party aux Etats-Unis. Cette équipe de dévots écumait les States à bord de grands bus aménagés, organisant de grands festivals dignes des années pop et de Woodstock. Un des leaders de l'équipe était guitariste d'un groupe célèbre dans les années soixante: le Jefferson Airplane. Mais surtout ce qui intéresse Bhagavan, c'est que Yogeshandra a dirigé les ventes de livres sauvages sur les parkings et collecté des monceaux de lakshmi (terme désignant l'argent en langage dévot). Bhagavan ne se soucie pas de savoir comment s'est terminé l'expérience, à cette époque, il a besoin d'asseoir son autorité et surtout de rétablir la situation financière qui n'est pas brillante.
Il envoie donc Yogueshandra. à Marseille où un groupe de dévots s'est installé et là il va pouvoir mettre en œuvre les méthodes américaines. Je me trouve pris dans la tourmente alors que l'été arrivant, j'estime être suffisamment reposé de ma maladie pour retourner à l'assaut de l'âge de Kali ( la déesse de la guerre). Je rejoins donc l'équipe de Marseille en train et j'arrive, fier nouveau brahmane, dans ma robe safran, mon crâne fraîchement rasé. Mais je vais rapidement réaliser que les temps ont changés, les dévots sont habillés en civil, ils portent des perruques et il n'est plus question de la tactique du lézard qui nous faisait découvrir les moindres recoin d'une ville.
Désormais, tous les efforts sont concentrés sur un point : les parkings des supermachés ou comme dirait Yogueshandra : "the parking lots"... avé l'assan s'il vou plé.
Il va désormais régner une véritable frénésie. Yogueshandra instaure le principe de la compétition pour l'émulation. Au temps de la distribution en dhoti et crâne rasé, nous nous efforcions de ne pas mettre les scores en avant, à une certaine époque, nous avions même instauré de remettre la collection dans une boîte commune sans déclarer les résultats individuels. Maintenant, nous vivons sous le régime du quota et des grilles de résultat. On va bientôt évaluer chacun en fonction de ses "scores". Les méthodes aussi changent considérablement, la constante étant le mensonge et la dissimulation; le slogan devenant : la fin justifie les moyens.
A partir de cette époque, tous mes souvenirs se résument en un mot: souffrance. C'en est fini de la poésie et de la candeur des débuts on entre dans l'affairisme forcené. Les moines mendiants vont se transformer en business moines. L'épisode des pneumothorax a plus qu'entamé ma résistance mais on ne me concède aucun régime de faveur. Comme les autres je passe environ dix heures sur les parkings et je me lève à cinq heures du matin. Je sombre parfois dans un sommeil si profond que j'ai l'impression de tomber au fond d'un puits. Il y a toujours quelqu'un à ce moment pour venir me secouer dans ma torpeur, Prabhupada a dit que ceux qui dorment plus de six heures sont dans tamas. Tamas c'est la force d'inertie, l'ignorance qui détruit l'univers. Pour les indiens, l'univers est régi par trois principes: Rajas, la passion qui crée toute chose gouvernée par le dieu Brahmâ à quatre têtes; Sattva, la vertu qui maintient par la stabilité et dont s'occupe Vishnou; et enfin Tamas, la force obscure de la destruction confiée au grand Shiva. Tout est censé être sous le contrôle de ces forces primordiales, le yogi est celui qui s'est élevé au dessus des trois gounas.
Etre dans tamas chez les dévots, c'est l'insulte suprême. Mes journées sur les parkings sont un véritable martyre, la fatigue me tenaille sans cesse, mais je tiens bon. J'ai malgré tout des scores respectables, au delà des mille francs par jour. Au bout de quelques mois, Yogueshandra décide même de me confier la direction d'une équipe et l'on me donne le secteur de Lyon. Je n'ai aucun goût particulier pour le commandement, mais il faut bien "pousser la mission". Nous allons d'hôtel en hôtel. Narakanthaka qui est avec moi brûle régulièrement le repas du matin en s'endormant sur sa casserole pendant que je donne la classe. L'autre jour, je le réveille, il sursaute et pose sa casserole sur le sol. Quelques minutes plus tard comme il s'est rendormi, je lui demande de soulever la casserole. En dessous il y a un énorme trou noir dans la moquette verte. Nous quittons l'hôtel le jour même. Narakantaka me rassure en m'affirmant qu'il a entendu le patron dire qu'ils allaient refaire toutes les chambres. Il avait passé le reste de la classe à essayer de gratter son forfait avec une cuillère.
La difficulté majeure que nous avons avec les hôtels s'est de monter tout l'équipement de la cuisine sans faire de bruit. Une autre difficulté que nous rencontrons, ce sont les couples bruyants, nous sommes restés chastes malgré les changements de tactiques. Un jour les cris sont si forts que je ne peux m'empêcher d'éjaculer dans mes draps; je pense qu'il s'agissait d'un couple d'homosexuels.
En novembre 1977, notre petit monde s’écroule, Prabhupada qui était malade mais que l'on pensait peut-être éternel a quitté son corps. Il est retourné à Krishna. Lorsque j'apprends la nouvelle je vais pleurer dans une église avec Jagat shresta. Nous restons hébétés incapable de rien faire pendant des heures. Nous rentrons le soir avec nos sacs encore pleins de livres. Nous rentrons d'urgence à Paris. Bhagavan est aussi anéanti que nous, pour l'instant. Et graduellement, se sentant l'héritier du maître, il s'attribut bientôt tous les pouvoirs. Avec Prabhupada, quelque chose est mort. Nous entrons sans le savoir dans l'ère de la tyrannie et de la démence.
Au fil des mois qui passent la fatigue me poursuit, et je finis par ne plus pouvoir lire les enseignes des magasins lorsque je cherche un hôtel. Je suis devenu myope. Comme je commence à vraiment décrocher, on m'enlève la direction de mon équipe et l'on m'envoie dans le "party" d'Indra Dyumna à Avignon. Là je suis censé me reposer de la distribution intensive car Indra organise des festivals: chants, danses, conférences, festins, le but étant bien sûr de recruter des nouveaux dévots. Mais ce qu'on ne m'a pas dit, c'est qu'Indra a besoin de collecter des fonds pour financer son opération. Je me retrouve donc une fois de plus sur les parkings, cette fois avec le soleil de la Provence au mois d'août.
Indra ne voit pas ma détresse, certains jours, je ne mange que des fruits pour essayer d'apaiser mes sens. Mais même trois prunes m'affligent de désirs sexuels. A cette époque, le maha mantra ne m'est plus d'aucun secours, pourtant, je continue à chanter mes seize tours. Certains jours je pense en finir en me jetant sous les roues d'un camion. Il m'arrive de rentrer sans avoir rien vendu de toute la journée. "La honte soit sur moi, je suis dans tamas." On me considère avec un certain mépris, on me regarde choir sans rien faire pour me venir en aide.
Le retour du re-fou-lé
Je finis par prendre la fuite un jour de septembre. La veille, j'étais allé voir une prostituée à Paris. C'était une femme d'une quarantaine d'années qui me parla avec tendresse et me dit avoir une famille, des enfants qu'elle élevait grâce à son métier. Enfin un peu d'affection. Rongé par la honte je pars pour l'Angleterre. Miracle, au temple de Londres un dévot bienveillant et qui doit lire la fatigue sur mon visage me laisse dormir quelques jours dans le grenier. La rémission est de courte durée car on apprend bientôt en haut lieu qu'un des bons distributeurs français a échoué sur les berges de la Tamise et me revoilà parti avec une équipe de Sankirtana à l'assaut des londoniens, cette fois ce n'est plus les parkings mais carrément la rue. J'arrête les passants, je leur mets le disque dans les mains et le tour est joué. C'est la magie de l'habitude et du culot transcendantal qui fait son œuvre. J'obtiens des bons scores chez les britishs qui doivent aimer mon french accent.
Par le plus grand des hasards, Bhagavan qui est de retour des Etats-Unis passe par là quinze jours à peine après mon arrivée. Je suis convoqué dans un bureau où il me reçoit avec Indra qui l'accompagne. En deux coups de cuillère à pot, mon problème est identifié et réglé.
- Sadashiva tu as besoin d'aide, retournes en France. A mon retour, je te trouve une femme.
- Tu as quelqu'un en tête me demande Indra?
- Oui, Sandrine.
A vrai dire je n'y avais pas réfléchi, mais Sandrine m'avait attiré avec sa poitrine opulente sous son tee-chirt de nouvelle dévote.
- Tu n'y penses pas, elle n'est même pas initiée, tu ne vas pas te marier avec une shoudra. (Les shoudras sont la plus basse caste en Inde et Sandrine y est assimilée car elle n'a pas encore reçu les rituels d'initiation).
Comme je n'ai pas d'autre suggestion et qu'il me paraît improbable que j'ai la patience d'attendre les deux années requises pour qu'elle accède au statut de brahmane on en reste là et je quitte le bureau fier d'avoir retrouvé la confiance de mes chefs. Indra me signale quand même qu'après trois écarts on est censé être hors jeu.
"Merci Bhagavan pour ta clémence," on me pardonne donc mes errances. Je vais à la comptabilité réclamer le montant de mon billet de retour. Arrivé à Paris on me confie la charge de former les nouveaux dévots qui ont été recrutés pendant l'été. Le président du temple est un canadien sévère, il semble avoir pour consigne de me surveiller de près. En tout cas il me rudoie à la première occasion.
En attendant le retour de Bhagavan, je prends mon service à cœur. J'entreprends de refaire la pièce qui me sert de bureau, de chambre et de salle de réunion. L'initiative ne plait pas au président qui y voit un signe de plus de mon insoumission. Je lutte toujours avec mes désirs et pour mieux les dominer, je m'absorbe dans une montagne de services. Je suis levé à trois heures et couché à minuit. En novembre, je décide d'entreprendre un jeûne pour me purifier et en finir avec la bête qui me poursuit.
Mon jeûne dure depuis une semaine, je mange quelques fruits de temps en temps. Il se passe des choses bizarres. Ce matin, en arrosant ma plante, je l'ai vu vibrer et l'ai entendu me dire merci. En descendant dans le temple, une lumière intense sort des mourtis, elle me transperce de part en part et me fait fondre en larmes. Tout baigne dans cette lumière, Dieu est partout, l'aura des gens m'apparaît.
Le matin, à la classe de Wishvambhar qui est le responsable pour la France, je dis que si l'on a réalisé que Dieu est partout et qu'il est dans notre cœur, l'on n'a plus besoin des structures d'un mouvement, que l'on peut évoluer librement dans le monde et rayonner cette réalisation. On peut enfin être soi-même. Wishvambhar résiste à mes arguments mais je sens que je suis dans la vérité, qu'il ne fait que défendre les intérêts du groupe. Puis graduellement, je bascule dans le délire. Je ne dors plus de la nuit et un matin je dis aux dévots dans la douche que nous devons nous préparer car de grands changements arrivent.
- Keshi nous devons avoir une réunion avec Bhagavan.
- Pourquoi me répond-il?
- Parce que nous devons aller voir Chirac à l'hôtel de Ville.
- Vraiment?
- Oui, j'ai compris à quoi était destinée la Madeleine. Nous allons installer Radha et Krishna sur l'autel, Napoléon l'a construite en prévision de cet événement. (Intérieurement, je pense que j'étais Napoléon dans une vie passée mais je ne le dis pas.)
- Keshi fait mine d'être impressionné par mes déclarations.
Toute la journée je continue à délirer, chaque chose revêt une dimension symbolique qui entretient mon rêve éveillé. Le soir je commence à sombrer dans la tristesse et dans le noir. Je vois l'image de ma mère, effondrée sur le sol de la cuisine en pleurs quand j'avais 7 ans. Elle dit : "c'est de sa faute, c'est de sa faute, je veux qu'il me demande pardon." Effrayé, je m'étais enfui dans le jardin. Mon père me rattrape et viens me dire de m'excuser. "De quoi dois-je m'excuser?"
- Je ne sais pas, viens.
- Je le suis, et je m'excuse devant ma mère qui tremble et continue de pleurer en s'accrochant à la poubelle.
Plus tard elle est partie en maison de repos. Des années après, j'ai cru comprendre que ma mère avait tué une dame en la renversant avec sa voiture en venant me chercher à l'école.
Radharani, Oh mère universelle, accordes moi ta bienveillance! Je ne suis qu'un sinistre pêcheur, le poids de mes crimes m'est insupportable.
Le Pin en Mauges
Les dévots qui voient que je perds pied complètement pensent que je suis victime de possession. Ils préparent alors en secret une cérémonie d'exorcisme. Un petit groupe de brahmanes se réunit dans une pièce autour de moi, nous sommes tous assis en tailleur, et ils récitent à voie haute les versets sanskrits du cinquième chant du Shrimad Bhagavatam. Cela doit bien durer une heure. Quand la cérémonie est terminée, je me lève et leur dit:
- C'est bien joli tout ça, mais nous perdons du temps, il faut absolument prendre rendez-vous avec Chirac pour l'installation de Radha et Krishna à la Madeleine.
Cette fois les brahmanes sont dépassés. De plus ils craignent que je ne me suicide et ils ont très peur des conséquences car l'opinion publique est traumatisée par le suicide collectif récent de la secte de Guyana qui a fait 900 morts. Ils décident donc d'appeler mon père qui vient me chercher en Urgence à Oublaisse où l'on m'a transféré pendant la nuit. La lune était pleine, dans la voiture, je leur chante la Marseillaise.
L'étendard sanglant élevé: le sang des vierges qu'on exhibe sur un drap. Entendez-vous dans nos compagnes mugir ces féroces soldats?... La bête m'a définitivement rattrapé. La bataille est perdue.
Lorsque mon père m'emmène à la maison, je pense que son coupé BMW est un vaisseau spatial. Les médecins arrivent, l'injection me propulse dans le noir. Je me réveille deux ou trois jours plus tard dans une pièce peinte en rose. Le lit est au milieu de la pièce, scellé dans le sol. Une infirmière vient m'apporter un plateau de nourriture deux fois par jour. Elle m'apprend que je suis à l'isolement.
On m'a tellement drogué pour m'endormir que je pense être mort et ressuscité. Une nuit, je me lève dans le noir, ayant perdu tout sens de l'orientation, je me cogne dans les murs et les portes. Je fais une hémorragie nasale et mets du sang partout. On m'emmène à l'hôpital faire des radios mais je ne me souviens de rien.
Je réussis à m'enfuir un soir de l'isolement. Je cours dans la campagne, persuadé d'avoir été enlevé par des extra-terrestres qui veulent me sacrifier à la prochaine pleine lune. Je casse ma guitare que j'avais emportée avec moi en tombant dans un fossé. J'arrive dans la cour d'une ferme, le chien aboie. Je vais dans la grange j'enfourche une mobylette et m'enlise avec dans le purin. Je reviens dans la grange, il y a une voiture. En apercevant l'autoradio je me dis qu'une cassette doit contenir des instructions comme dans Mission impossible. Mais rien ne marche, je ne parviens pas à faire démarrer la voiture. Il doit être deux heures du matin. J'entend des bruits, bon sang, les extra-terrestres vont me rattraper. Il ne me reste plus qu'à aller demander asile aux paysans en espérant qu'ils ne soient pas aussi de mèche avec l'ennemi.
- Ouvrez par pitié, les médecins du Pin en Mauges sont des extra-terrestres, ils veulent me sacrifier, c'est la pleine lune.
Rien ne bouge, mais je les entends derrière la porte.
- S'il vous plait je vous en prie, je vous donnerais mon manteau en peau de mouton. Je commence à me déshabiller.
Quand la porte s'ouvre, je suis en slip et le docteur Jean me dis avec gentillesse "Rémy mais tu vas prendre froid."
Je réalise alors ma stupidité et encore un peu incrédule, je le suis jusqu'au centre psychothérapeutique.
C'est un centre spécialisé pour les jeunes de moins de trente ans, la conception est très récente et l'architecture des bâtiments est en étoile. On circule dans les différentes ailes par des couloirs en pente qui font vraiment penser qu'on est dans une sorte de vaisseau spatial. Je passe encore quelques jours à l'isolement mais la garde se relâche et un matin je peux discuter avec une fille qui me dit que sa mère a racheté le Concorde pour un franc. J'aperçois aussi Marie-Pierre à qui j'offre mon pot de miel, elle est belle et fragile comme la plante que j'arrosais rue Lesueur.
Plus tard, quand nous serons sortis de l'isolement, Marie-Pierre m'invitera dans sa chambre.
- J’ai vingt ans, je suis descendante des phéniciens. Viens nous allons faire l'amour.
- Pourquoi tu hésites à m'embrasser?
- Tu sais, on m'a mis dans la tête que la bouche c'est plus sale que l'anus.
Elle ne me propose pas de lui embrasser l'anus mais elle rit et je laisse ma langue s'emmêler à la sienne. "Merci Marie pour ton corps, pour ta candeur et ta douceur, merci d'aider le moine mendiant à revenir sur Terre."
- Tu sais j'ai fait de nombreux séjours en H.P.
- C'est quoi l'H.P., une imprimante?
- L'hôpital psychiatrique gros bêta.
- Pourquoi ?
- Je suis anorexique.
- Tu es si belle pourtant, pourquoi?
- Je souffre de la méchanceté des autres.
Un peu de détente
Au bout de deux mois, on me laissa enfin sortir du Pin en Mauges. Marie-Pierre sortira quelques temps après et me rejoindra aux sports d'hiver. Je reprends goût aux activités de mon enfance, nous skiions toute la journée et le soir je passe une heure sous la douche bouillante, rien ne me calme plus. Nous faisons l'amour sans trop faire de bruit, Michèle ma belle mère est venue avec nous et une de ses amies l'accompagne.
Marie-Pierre est douce, sa sensibilité est extrême, elle est belle comme une princesse phénicienne. Fragile, brune, fine, elle aime sa souffrance, elle me parle de son attrait pour l'homosexualité. Oh Marie, si c'était à refaire je ne fuirais pas comme je l'ai fait, je t'accompagnerais un bon bout de chemin.
En fait je ne fuis pas vraiment, je laisse nos routes se séparer. Marie vit à Melun. En dépit de sa coccinelle décapotable, c'est loin de l'Anjou où mes tâches sont déjà clairement assignées. Je serai potier, tout le monde en a décidé. Déjà, au Pin en Mauges, la conspiration était ourdie et à l'atelier d'ergothérapie on me disait "Alors Rémy tu es vraiment doué au tournage, tu vas aider ton père à l'usine." Bénis soient les psychologues et les psychiatres.
Hare Krishna! Merci Seigneur de m'avoir donné des parents bienveillants. Ils prennent tout en charge pour moi, quel soulagement, mon existence leur appartient. Mon existence sera vouée à la céramique. Au revoir Marie-Pierre.
Une année s'écoule à Durtal. Sophie, ma sœur excédée que je couche avec toutes ses copines me fait la morale. "Tu passes ton temps à lire des B.Ds, j'ai vraiment l'impression que tu as régressé." Dire qu'il y a des gens qui n'aiment pas les bandes dessinées.
Il y eu Mireille, folle de masturbation mais gardant sa virginité pour celui qui l'épouserait. Peut-être aurais-je été l'heureux élu si elle ne m'avait pas appelé mon lapin en permanence. Puis Dominique qui passa comme l'éclair. Puis Véronique, objet de mes premières érections en quatrième que je retrouvais par hasard en allant voir une pièce de théâtre dans la cour du château d'Angers.
-" Rémy, qu'est-ce que tu fais?
- Rien, je viens de passer trois ans comme moine mendiant."
Coup de foudre.
L'été se passe, Véronique part en Ecosse pour ses études.
Je la rejoins une semaine à Glasgow. C'est l'automne et la nuit tombe à cinq heures, cela n'ajoute rien à la grisaille de la ville.
Véronique n'est pas adepte de la sensualité, faire l'amour la fatigue. Est-elle aussi victime de l'influence des cathos? Je dois m'isoler dans la salle de bain pour pouvoir m'endormir. Triste destinée que la mienne.
Je rentre en France désabusé. A mon retour, l'atelier de poterie prend feu. Un ouvrier avait laissé une vanne de gaz ouverte près d'un four en cuisson. Michèle, ma beldoche me harcèle sans cesse pour des broutilles. L'aventure me manque. Et puis je pense que je ne suis pas parti de chez les dévots de mon plein gré mais accidentellement. Il faut que j'aille jusqu'au bout de l'expérience. Je vais voir Bhagavan qui me dit de venir monter un atelier de poterie au château d'Oublaisse.
Ma décision est prise. La veille de partir, je rends visite à Monique, elle a trente ans. L'autre jour je l'ai embrassée à la sortie d'une boîte. Je passe la nuit avec elle. Ses cris ont dû réveiller tout l'immeuble, je n'ai jamais rencontré une femme aussi bruyante. Je ne reverrai jamais Monique, mais avant de la quitter elle me dit: "C'est dommage que tu te fasses moine, tu aurais pu rendre une femme heureuse." Je ne lui ai pas dit que Bhagavan devait me marier.
Le village artisanal
Prabhupada avait une ambition, il désirait recréer des villages en occident vivant selon le modèle de la société védique antique telle qu'elle est décrite dans les écrits sacrés et telle qu'elle est censé avoir existé il y a cinq mille ans. Un de ses slogans favoris était: "la vrai richesse, c'est la terre et les vaches." C'est pour répondre à ce désir que Bhagavan a acheté la Nouvelle Mayapour. La ferme et les terres qui accompagnent le château d'Oublaisse pouvant répondre à ce besoin.
Mais depuis l'acquisition des lieux en 1975, aucun réel développement n'a été accompli sur le plan agricole. La communauté sert de base d'accueil pour les équipes de distribution de livres et de centre de formation pour les nouveaux dévots. Elle héberge également à cette époque les Editions Bhaktivedanta, qui sont équipées de photocomposeuses électroniques dernier cri et "emploient" une vingtaine de personnes. Il y a bien quelques vaches et un jardin potager, mais cela ne permet même pas de couvrir les besoins en nourriture de la communauté. Tous les lundis, Devarata, le chef cuisinier se rend à Rungis d'où il ramène un plein camion de provisions.
Le modèle de la communauté autarcique ne vaut que sur les plaquettes publicitaires du mouvement. Le mode de vie des dévots en ce début des années quatre vingt est largement citadin, l'argent rentre trop facilement grâce aux collectes sauvages. Quand une dévote peut ramener 3500 francs par jour en agrippant les passants aux feux rouges, on ne va tout de même pas lui faire perdre son temps à la culture maraîchère ou au tissage.
Mais Bhagavan sait malgré tout que ce modèle de vie rurale est très attractif pour les gens des villes. Il s'efforce donc de cultiver cette image utopique même si en réalité il ne s'agit pour lui que d'une simple vitrine. Bhagavan passe déjà le plus clair de son temps avec sa machine à calculer. Avant qu'il ne soit Gourou, nous osions encore en rigoler, mais désormais les choses ont changé, la calculette est passé dans le domaine de la sacralité, avec les scores, les quotas, les marathons et les médailles. Tous les ans, pour son anniversaire, les dévots organisent un immense festival et Bhagavan qui se fait désormais appeler gouroudev distribue des médailles. Il y a la médaille du meilleur distributeur, du plus érudit etc...
Je regarde cela avec horreur en me demandant pour quand sera la médaille du plus grand lèche-cul. Mais je ressens aussi avec un sentiment diffus d’incompétence. A la mort de Prabhupada, tous les disciples du fondateur nous sommes engagés à épauler notre grand frère dans son nouveau rôle de gourou. Nous lui pardonnons ces errements en mettant cela sur le compte du manque d'expérience. Et nous nous efforçons de jouer le jeu pour donner le change aux nouveaux disciples de sa majesté.
Le titre n'est pas usurpé car Gouroudev a le goût du luxe, il aime les grosses limousines, le marbre, l'or, les Rolex. Pour son anniversaire, Rugierri vient balancer un feu d'artifice de plus de 50.000 francs dans les airs. Tout cela bien sûr, c'est pour le service de Krishna, c'est la fonction qui veut ça. Il faut que le maître spirituel soit respecté, n'est il pas le représentant de Dieu sur Terre? Il a d'ailleurs le pouvoir d'utiliser toutes ces richesses et toute cette puissance sans être attaché puisqu'il a réussi à élever sa conscience dans les sphères de la transcendance. Il n'est plus comme nous sur la "plate-forme matérielle", nous ne pouvons en aucun cas critiquer ses actes, ce serait la pire offense, celle qui rend caduque tous les efforts spirituels. On appelle cela "the mad elephant offense", l'offense de l'éléphant fou qui piétine le fragile jardin de la dévotion.
A cette époque, je ne me permets pas de porter un œil critique sur Gouroudev. Début 80, les symptômes sont là, mais la maladie n'en n'est qu'à son stade initial, et puis je dois me purifier d'une année de Maya, une année passée dans l'illusion et le plaisir des sens. La purification a bien commencée, à peine revenu à la communauté, en travaillant dans la cuisine, j'ai glissé sur le sol et suis tombé dans une marmite d'huile bouillante, me brûlant le coude et le bras au troisième degré. Hare Krishna! Merci Seigneur, sans toi j'aurais pris toute la marmite sur le corps. Tu me punis d'avoir joui de ces filles sans retenue.
Bouta-bavana, est un chilien qui a fait les beaux-arts. Il est "burned out": (grillé) de la distribution des livres, comme beaucoup de mes frères en Dieu à cette époque, aussi Gouroudev l'a-t-il marié avec une jeune dévote française. C'est un petit homme au profil d'aigle. Sérieux, empli de gravité et de mysticisme, il est extrêmement maniaque et rigoureux, mais doté d'un réel talent pour le dessin et les arts graphiques en général. Sa femme est aussi une artiste sensible et tous les trois, nous nous voyons confier la responsabilité de la création du village artisanal de la Nouvelle Mayapoura. Bien sûr, pour ce qui est des finances, nous devrons nous débrouiller en allant collecter nous-même les fonds. Pour monter mon atelier, j'ai besoin d'un tour, d'un four et de matière première, argile, émaux, ustensiles etc...
Je vais passer quelques semaines en Alsace avec Indriya Damana qui doit lui aussi collecter pour financer son service de relations publiques. Nous allons de porte en porte vendre d'affreuses reproductions de peintres comme Constable, Bruegel, Millet (l'Angélus, bien sûr). En trois semaines j'ai de quoi acheter un tour Como, je vais le chercher à Ancenis, près de Nantes. Je me mets donc au travail; toute la semaine, je tourne mes pièces en préparation d'une cuisson. Un dévot allemand, Akroura avait construit un four à bois pour l'atelier de poterie mais il est retourné en Allemagne avec sa famille. Je débite des tonnes de bois que je suis allé chercher dans la forêt avec un canadien.
J'aime bien les québécois, ils ont quelque chose de rassurant. Rien ne les impressionne, ils ont une façon très particulière de prendre tous les problèmes avec détachement. Ce doit être l'hiver canadien qui leur confère cette sagesse. Quand on est coincé pendant des mois sous la neige par moins quarante on doit bien se faire une raison, on apprend l'art de rentrer en soi et d'attendre. Le plus typique de tous les québécois, c'est sans doute Wishvambhar, métis iroquois, il mesure pas loin d'un mètre quatre vingt dix et a été bûcheron dans le Grand Nord. Il répète sans cesse "y a pas de praublème prabhou" (prabhou est le terme qu'utilisent entre eux les dévots pour s'apostropher, cela veut dire maître en sanskrit.)
Pour Wishvambhar qui est le secrétaire national, autrement dit le bras droit de Gouroudev-Bhagavan, rien n'est un problème. Tout a sa solution dans la Conscience de Krishna. J' ai toujours eu beaucoup de respect et d'admiration pour Wishvambhar, son abnégation et son dévouement ont toujours été exemplaires et sa force, autant physique que mentale me rassure. Ce sont des gens comme lui qui ont effacé du dictionnaire des dévots, des mots comme fatigue ou sentiment.
En 73 lorsqu'Anne Shaufus, une danoise top model a rejoint le mouvement, Prabhupada a demandé à Wishvambhar de l'épouser. Je pense que cela a été un sacrifice pour le bucheron, mais il a accepté. Sa relation avec Sataroupa (c'est le nom spirituel de sa femme) est houleuse. On sent bien qu'il ne doit faire aucune concession à la sensualité de la belle, ni même à son égo de star (à l'époque elle fait la première page des magazines). Je l'ai même vu un jour jeter un bol de chicorée à la tête de l'iroquois qui s'est essuyé avec son flegme habituel.
Dans mon atelier, je goûte de longs moments de calme, je me recharge au contact de la terre. Rien n'est plus sensuel que la glaise qui défile sur le tour, tantôt phallus tantôt vulve, elle participe au miracle de la vie, à la magie du symbole. Je n'ai pas de mal à me replonger dans le gouffre de la chasteté. La régularité de mon existence y est pour beaucoup. Cette fois je prends soin de dormir suffisament, je dépasse même les six heures autorisées en faisant la sieste tous les après-midi. Je fais de longues promenades quotidiennes dans la campagne et dans la forêt en récitant mes tours de chapelet. Hare Krishna! Merci Seigneur de me donner la paix.
Bouta Bhavana monte un atelier de sérigraphie et d'imprimerie. Sataroupa qui gagne beaucoup d'argent grâce à ses cachets de top-model nous a acheté une offset. Damadamini, la femme de mon ami chilien installe un grand métier à tisser dans la mansarde de leur petite maison et fabrique des vêtements en lin digne des parfaits cathares.
Bien sûr tout cela n'est pas rentable, alors tous les samedis, nous allons vendre les infâmes posters en porte à porte. Mais tout le monde est satisfait malgré tout de notre service. Le dimanche, les dévots sont très fiers de faire visiter les ateliers aux invités qui s'extasient devant la boule de terre qui monte et se transforme en pot ou le métier à tisser. L'image d'Epinal est tellement réussie que nous allons même figurer sur la vidéo officielle de présentation du mouvement qui fera le tour du monde. Plusieurs années après, où que j'aille, dans les temples du mouvement, on me dira "Mais c'est Sadashiva, le potier".
Pendant un moment, l'idée du village védique est presque atteinte. L'école védique, le gouroukoula compte environ cent vingt enfants qui viennent de tous les coins du monde. La communauté est très cosmopolite, on rescense plus de dix huit nationalités différentes. Le jardin potager dont s'occupe ..... donne toutes sortes de légumes, que Devarata prépare désormais à grand renfort de crème fraîche.
Ce qui précipite la chûte, c'est la vénalité de Bhagavan pour qui tout homme et femme valide doit être régulièrement réquisitionné pour la seule tâche vraiment utile, celle qui lui permet d'user les touches de sa calculette. A peine un service atteint-il un stade d'équilibre que son responsable est envoyé en marathon de distribution. Quand il revient plusieurs mois plus tard, tout est à reprendre à zéro, les terres défrichées sont à renettoyer, les arbres plantés sont morts faute de soins. Les enfants changent sans arrêt de professeurs, les bâtiments en constructions n'en finissent pas de tomber en ruine.
Bref au bout d'un an et demi passé à la Nouvelle Mayapoura, je réalise enfin que tout ceci n'est qu'une immense farce. La chasteté me devenant pénible, je décide donc de rejoindre mon vieil ami Akileshvara à Toulouse où il a ouvert un centre de prédication, adieu pots, glaise, barbotine, tournette, émaux et bonjour cité rose, patrie de l'amour courtois, terre de sensualité et de liberté.
Je ne découvrirai que bien des années plus tard la relation passionnelle qui m'unit à la Ville Rose. La prison de la dévotion a trop pris corps dans mon âme pour que je puisse percevoir la vie qui anime la cité contale. Et pendant quelques mois encore je vais errer de portes en portes pour financer le petit "centre de prédication".
"Grillés" comme nous le sommes Akileshvara et moi, nous finissons par atterrir dans un appartement du Mirail que nous arpentons de long en large au gré de nos insomnies. Nous sommes déterminés à tenir bon nos voeux de chasteté, notre sommeil en paye les conséquences.
Lors d'un retour à Paris Bhagavan me présente Aniko, une jeune hongroise qui menace de retourner dans son pays, il n'a rien trouvé de mieux pour la retenir que de me la proposer comme future femme. Aniko a l'air de ne rien comprendre à ce qui lui arrive. Nous prêchons ensemble pendant trois mois. Bien que mes sens soient en feu, je ne l'effleure même pas du bout des doigts. Aniko a fait de la photo érotique avant de rejoindre les dévots. Son père s'est suicidé il y a peu à Budapest. Aniko cherchait en Krishna le repos de ses sens aussi ais-je quelques scrupules à l'entraîner avec moi dans la chute vers le plaisir. Au bout de trois mois de chaste cohabitation à Toulouse, je lui fais avouer son absence de tout désir de mariage et nous mettons un point final à cette "idylle spirituelle".
Après le départ d'Aniko, je repris de plus belle les déambulations nocturnes avec Akileshvara, Aziz de son nom civil. Il finit par me suggérer Saumya, avec qui il a lui même fait un essai de "mariage" infructueux.
"Tu sais Saumya, ce n'est peut-être pas un mauvais choix. Pendant les six mois que nous avons passés ensemble, elle ne m'a pas refusé une seule fois de faire l'amour. Elle est sensuelle, c'est ce qu'il te faut."
- Oui mais il y a six mois Bhagavan me l'a proposé j'ai répondu "never".
- Il ne faut jamais dire never. De toute façon ça ne coûte rien d'essayer.
Mariage et rébellion
Akileshvara qui sentait l'instabilité me gagner était prêt à tout plutôt qu'à se retrouver tout seul à Toulouse. Même à devoir cohabiter avec Saumya qu'il avait dû quitter tant ils s'engulaient quelques temps plus tôt. Je restais seul un week-end de novembre à méditer sur cette possibilité dans notre F4 du Mirail. Je priais Gaura Kishora, un yogi dont s'était l'anniversaire de me donner l'inspiration juste.
Après avoir jeûné et médité toute la journée, j'appelais Saumya à Oublaisse.
- Bonjour Saumya, je t'appelle car j'ai cru comprendre que tu as demandé à Bhagavan de te marier avec moi.
- Non ce n'est pas toi que j'ai demandé, mais Indriya.
- Bon, ce n'est pas grave, est-ce que tu veux essayer avec moi.
- Ecoutes je dois y réfléchir rapelles-moi demain.
Le lendemain Saumya me faisait savoir son accord, nous fixâmes un rendez-vous à Oublaisse une semaine plus tard. Saumya à cette époque se repose du sankirtan (la collecte aux feux rouges) en travaillant aux éditions Bhaktivedanta. Elle est au "proofreading", ce qui consiste à relire les traductions et corriger les fautes de frappe et de français.
Saumya a rejoint les rangs des bhaktas il y a six ans, elle était enceinte quand elle est arrivée. Elle revenait d'un périple en Turquie, tentative avortée de voyage en Inde par la route. Son fils de cinq ans, Narada est pensionnaire au gouroukoula. Depuis l'âge de deux ans, il est élevé par une famille de dévots de la Nouvelle Mayapoura, ce qui a permis à Saumya de se consacrer librement à la distribution des livres et la collecte de fonds. Elle vient le voir une fois par mois les bras chargés de cadeaux. Mais visiblement, Narada lui en veut pour ses absences et lui mène la vie dure.
Saumya est une « enthousiaste », elle s'arrange toujours pour se faire entendre dans les kirtans en chantant un ton au dessus ou en modulant sa voix différemment. Elle est avide d'attention et de reconnaissance. C'est pour cela qu'elle a choisi de rejoindre les équipes de "sankirtan voyageant" plutôt que de s'occuper de son fils.
- Pourquoi veux-tu te marier
lui dis-je?
- Tu sais, le soir quand je rentre de ma journée de distribution et que je vois les couples dans le métro, je me dis, pourquoi pas moi?
Et puis, la chasteté c'est difficile à vivre. Plusieurs fois, j'ai vu des hommes se masturber quand je distribuais dans les trains.
Malgré tout, pendant les premiers mois de notre relation, nous allons nous abstenir de rapports sexuels. Très vite, Saumya me fait reconnaître son fils et elle me traîne à la mairie pour un mariage officiel. Ensuite, elle demande à Bhagavan de nous marier religieusement. Tous les préparatifs sont faits, mais la veille du grand jour, je fugue à Paris avec Akileshvara. Nous avions acheté un peu avant une vieille DS d'occasion et j'en profite pour lui offrir un bel autoradio. Lorsque je reviens en musique à la Nouvelle Mayapoura quelques jours plus tard, je me fais sonner les cloches.
"Tu ne te rends pas compte, faire une fugue la veille de notre mariage, c'est pire que blouper". (Blouper en langage Krishna signifie partir du mouvement: Quand on retombe dans l'océan de l'existence matérielle, ça fait bloup, d'où l'expression.) La relation avec Saumya devient tendue, je pense que je ne supportais plus cette situation de mariage chaste et que la personnalité de Saumya commençait à me fatiguer sérieusement. Mais je me sens pris au piège. Nous nous sommes mariés civilement, j'ai reconnu Narada et je ne me sens pas le courage de provoquer un scandale en la quittant. De toute façon, divorcer serait réitérer les erreurs de mes parents qu'il me faut expier à tout prix.
Alors je courbe l'échine et je rentre dans cette situation nouvelle avec l'enthousiasme d'un veau qu'on emmène à l'abattoir. Grâce à Krishna au bout de quelque temps, un peu de changement va venir égayer la routine. J'ai intégré les éditions Bhaktivedanta et renoncé à Toulouse pour satisfaire les désirs de ma dulcinée. L'activité m'intéresse, nous travaillons à trois sur la correction des traductions faites par les québécois. Nous avons réussi à convaincre Wishvambhar de la nécessité de ce travail d'édition, les textes des ouvrages publiés jusqu'alors regorgeaient de tournures québécoises impropres à la diffusion en territoire français. Au bout de quelques semaines, pour pouvoir nous concentrer plus facilement sur le travail, nous nous rendons à la ferme de Jayakoul en Bretagne.
C'est le printemps, la montée de la sève aidant, je ne puis m'empêcher de rejoindre Saumya la nuit dans sa chambre et nous faisons l'amour pendant des heures. Ensuite, je rejoins le dortoir des moines célibataires qui dorment à poings fermés et n'ont rien vu de mon manège. Au bout de quinze jours de ce régime, ne dormant plus que deux ou trois heures par nuit, je suis incapable de rester éveillé pendant nos séances de corrections. Vivant le martyre, je décide de me confier à mon ami Gopaswami qui travaille avec moi et Brajisma sur les corrections. Il a rejoint les dévots en abandonnant ses études de médecine. Il était parvenu à la quatrième année. C'est un personnage très austère et je n'hésite pourtant pas à lui confesser mon problème:
- Tu sais, j'ai quelques difficultés à suivre les principes avec Saumya.
Je m'attends alors à quelques paroles de réconfort, de conseil ou d'encouragement mais il reste de glace en récitant son chapelet le long du chemin creux que nous avions empruntés dans le bocage breton.
A peine sommes nous rentrés à la ferme, Gopaswami, qui ne m'a plus adressé la parole depuis mes révelations s'empresse de téléphoner à Wishvambhar pour lui rapporter l'ignominie. La sentence tombe aussitôt, Saumya doit quitter la ferme immédiatement et rejoindre le château d'Ermenonville où on lui confiera un nouveau service. Nous sommes séparés pendant six mois, avec interdiction de nous téléphoner. Saumya part à Paris en me maudissant sur le quai de la gare.
- Tu es un vrai scorpion, tu ne peux t'empêcher de piquer. Pourquoi m'as-tu trahie? Il ne fallait pas parler à Gopaswami.
- Je ne m'attendais pas à une telle réaction de sa part, il a cafté comme un vrai lèche botte.
Les jours et les semaines qui vont suivre seront parmi les plus difficiles de mon existence. Je dois lutter avec mes sens qui venaient de se réveiller et je ne dors que trois ou quatre heures par nuit, dans la journée, je suis comme un fantôme. Indra swami qui a besoin de main d'oeuvre pour la préparation du festival d'été m'a réquisitionné. J'étais de toute façon devenu complétement inefficace à la relecture. Pendant tout l'été, je m'absorbe dans le service, je suis chargé de m'occuper des invités.
Saumya revient plus tôt que prévu grâce à la clémence d'Indra Dyumna Swami qui a besoin d'un maximum de monde pour le festival qui s'annonce grandiose. Nous passons l'été sur la brèche, fidèles cette fois à nos voeux. Mais la tension monte et les disputes se font fréquentes.
Wishvambhar, sentant qu'il y a de l'eau dans le gaz en profite pour m'envoyer au centre de Tours. J'arpente pendant quelques temps la région avec ma DS en cherchant des salles pour organiser des conférences. Et puis un vendredi, Indra qui est devenu swami* en même temps que Bhagavan me convoque d'urgence à la Nouvelle Mayapoura. Quand j'arrive dans son bureau, je trouve une ambiance bizarre. Il m'apprend, avec un autre américain (Damodara Pandit) que Saumya s'est laissé aller avec un jeune argentin de 18 ans.
- Bon Sada, ce n'est pas très grave, tu lui pardonnes comme un bon père.
Mais un peu plus tard dans la soirée, Indra me convoque à nouveau.
- "Sada, il y a du changement, j'ai parlé de l'affaire à Bhagavan, il pense que vous devez vous séparer. Il demande que Saumya aille en Angleterre, ils ont besoin d'aide au château de Croome court."
Je commence à me sentir comme une boule de billard. Pendant la nuit, je cherche Saumya partout, elle se cache quelque part dans la communauté. Je finis par la trouver vers cinq heures du matin et nous faisons l'amour dans sa chambre.
Puis je suis convoqué et on se met à plusieurs pour me convaincre de laisser tomber Saumya. Akileshvara me dit :
"Laisses là tomber c'est une salope, elle mouille sa culotte au premier mec qui passe."
J'encaisse et je vais annoncer à Saumya que Bhagavan désire qu'on se sépare. Elle me répond en pleurant qu'elle n'a plus qu'à retourner chez sa mère et se défoncer jusqu'à l'overdose. Je suis sonné.
Après tout ça, ne sachant plus où j'en suis, je vais demander conseil à Indra swami. Il me fait attendre dans son bureau pendant qu'il passe des coups de fil un peu partout dans le monde. J'ai du mal à rester éveillé, au bout d'une heure d'attente, un ancien dévot américain débarque d'on ne sait où. Indra lui tape dans le dos et lorsqu'ils ont fini leurs effusions lui dit.
- OK viens je vais te faire visiter ma communauté. Et il me passe sous le nez en me plantant là.
Cette fois, je réalise qu'on se fiche de moi, alors j'invente un stratagème pour récupérer les clefs de ma voiture que les dévots ont confisquée en prévision d'une éventuelle défection. Je cherche Saumya dans la communauté et lui dis de faire ses valises. Une heure plus tard, nous partons en douce et nous allons nous réfugier chez mes parents à deux cents kilomètres de là. Nous en profitons pour faire l'amour. En fait depuis quelques mois, les seuls fois où nous faisions l'amour c'était au cours des visites chez la famille. A Oublaisse c'était trop difficile, nous n'avions pas d'appartements séparés, vivant chacun avec les célibataires brahmacharis.
Nous décidons alors de partir pour l'Australie. Pendant quelques jours, nous collectons de l'argent dans ce but. Et puis, il nous faut retourner à Oublaisse pour récupérer toutes les affaires que nous n'avons pas pu emporter.
Bien que je fasse tout pour l'éviter, je tombe quand même sur Indra Swami qui me prend à parti et menace de me casser la figure. Il est très vexé par notre insoumission. Il nous enjoint d'aller voir Wishvambhar swami sous peine de nous maudire.
Comme nous avons un peu peur de la malédiction d'un puissant moine sannyasi, nous allons voir Wisvambahr à Ermenonville. Il nous reçoit dans son immense bureau du château que tous les français connaissent pour avoir vu le film "Les Visiteurs".
- Alors prabhous, vous avez commis des activités abominables. Mais je vous donne encore une chance, vous allez vous rendre à Radhadesh, en Belgique, ils ont besoin de français là bas.
Radhadesh, la terre de Radha
Pendant plusieurs jours, nous hésitons à suivre l'injonction du swami québécois, nous squattons dans un appartement vide de la rue Vieille du Temple dont nous avions gardé les clefs après que les bhaktas aient quittés l'hôtel d'Argenson dans le Marais. Nous collectons quelques fonds pour subvenir aux besoins du moment et puis nous finissons par prendre le chemin de la Belgique. Wishvambhar a prévenu Jaya Gopal, le président de Radhadesh de notre arrivée.
Après un périple dans les Ardennes, nous arrivons enfin en vue du château de Septon. Au détour d'une petite route de campagne, le bâtiment nous apparaît tout à coup dans la brume, au sommet d'une colline. L'endroit est sinistre, je pense au château de Dracula dans les Carpates. Mon intuition se révèlera juste, il y a quelques années, une version du film a été tourné dans les lieux, le donjon a même été rempli de corbeaux pour l'occasion. On voyait dans une scène du film s'envoler une nuée des sombres volatiles.
En poussant la lourde porte je me demande quelles aventures nous attendent cette fois-ci. J'appréhende un peu de rencontrer ces dévots que je ne connais pas, à part Vassoutama qui a séjourné il y a quelques années à la Nouvelle Mayapoura, il est peintre et nous avions parlé à l'époque de bande dessinnée. En entrant dans le château, je suis surpris par le contraste avec Oublaisse. Ici il y a des meubles et même, chose inconcevable en France, des bibelots. Tout est propre et bien en ordre. Je monte à l'étage et pousse la porte d'un bureau, Jaya Gopal est là. Encore un géant, hollandais cette fois et avec un nez de boxeur. Il ne parle pas français et m'accueille chaleureusement en anglais. Il m'explique qu'il compte sur nous pour nous occuper des invités.
En effet, la plupart des bhaktas de la communautés sont flamands ou hollandais, or nous sommes à cinquante kilomètres de Namur, en pleine Wallonie, les visiteurs sont donc pour la plupart francophones. La propriété a été achetée il y a deux ou trois ans par le temple d'Amsterdam, qui n'avait rien trouvé de valable en Hollande pour développer le modèle de "village védique". En fait nous sommes reçus comme des sauveurs.
Bien sûr, pendant les premiers temps, on ne nous donne pas tout de suite pleine confiance. Il faut d'abord faire montre de quelque assiduité aux activités dévotionnelles pour être vraiment intégrés. Mais la probation est de courte durée et bien vite, l'entière responsabilité du service de l'accueil des invités nous est confiée.
Les dévots belges et hollandais, à la différence des français ne croulent pas sous des projets mégalomaniaques. L'emprise de Bhagavan se fait beaucoup moins sentir. Il vient bien de temps en temps, mais la gestion et la direction des opérations est sous la coupe de Jaya Gopal à Septon et Hare Krishna das à Amsterdam. Tout est géré à peu près intelligemment et il règne une certaine sensation d'opulence. Comme nous sommes dans le secteur le plus touristique de Belgique, le dimanche, des centaines de promeneurs viennent visiter la communauté védique de Radhadesh. Nous les accompagnons alors dans un tour de la propriété, passant de la salle du temple au jardin, pour finir par le sommet du donjon qui domine toute la vallée de Durbuy.
Les belges sont sympathiques, ils écoutent attentivement nos explications et s'émerveillent facilement. Saumya qui est volubile et chaleureuse excelle dans son nouveau rôle. De nombreuses personnes s'attachent à nous et prennent plaisir à revenir chaque dimanche pour assister aux fêtes que nous organisons. Nous louons régulièrement les services de musiciens qui viennent donner des concerts de musique indienne traditionnelle, sitar, tablas, tampoura. Après chaque concert nous offrons le célèbre "sunday feast" et les invités se régalent de ce bain d'exotisme. Il faut dire que Saumya et moi ne sommes pas des fanatiques, nous nous contentons de tisser des relations agréables avec les visiteurs et la population locale. Je n'ai pour ma part jamais été adepte de la politique du recrutement. Pour moi la Conscience de Krishna est un élément qu'il suffit de rajouter dans sa vie, il n'est pas nécessaire de tout chambouler pour cela. Même si j'ai choisi un engagement total, je ne vois pas la nécessité de forcer cela sur quiconque. En plus, tout le monde ici semble satisfait de notre service. Au bout de quelques mois, Jaya Gopal nous a alloué un budget pour louer une petite maison à quelques kilomètres du château et faire nos courses hebdomadaires.
Nous vivons des temps paisibles, la seule pression qu'on nous impose c'est la présence au programme du matin; et là j'éprouve quelques difficultés à me lever à quatre heures. Je fais l'effort deux ou trois fois dans la semaine mais le reste du temps, j'arrive plutôt vers sept heures.
A la fin, de guerre lasse, Jaya Gopal finit par accepter qu'il me faut plus de sommeil que les autres. Quant à moi, j'ai remarqué que mes absences au programme matinal, loin de nuire à mon service, le rendent au contraire bien plus efficace. Les rares matins où je sacrifie au rituel du mangal aratik (la cérémonie qui se déroule à quatre heures) je suis endormi le reste de la journée. Le dimanche, je m'applique à dormir jusqu'à sept ou huit heures pour être en forme quand les invités arrivent.
Pour être encore plus performant dans notre travail de propagande, je fais acheter à Jaya Gopal un gros photocopieur, une machine à affranchir ainsi qu'une superbe machine à écrire à marguerite. La micro informatique vient à peine de naître et n'a pas encore franchi l'Atlantique, mais nous disposons d'une grosse photocomposeuse compugraphic des Editions Bhaktivedanta qui nous sert pour réaliser nos affiches et autres tracts.
Au fil du temps, une autre activité vient se greffer au service des invités, celle d'attaché de presse et de relations publiques. Les articles qui attaquent les sectes ne manquent pas dans la presse et les dévots de Krishna sont souvent cités lorsqu'ils ne servent pas à les illustrer. J'écris les droits de réponses qui sont souvent publiés à la grande satisfaction de Jaya Gopal.
A la sortie du film Gandhi, nous organisons une grande opération de distribution gratuite de la Bhagavad Gita à la sortie des cinémas. En fait, nous donnons des bons que les gens doivent nous retourner pour obtenir l'exemplaire gratuit. Nous recevons plusieurs milliers de bons en retour et le service de la correspondance est débordé pendant plusieurs semaines. A la suite de cette opération, plusieurs jeunes qui auront lu le livre vont rejoindre le temple de Radhadesh. C'est là notre plus sûr moyen de recrutement, la distribution des livres. Parmi les milliers de livres distribués, un finit toujours par toucher le cœur de quelqu'un qui prend alors contact avec le temple. La magie du bhakti yoga n'a plus qu'à faire le reste.
Lorsque je vais à Liège, je vais manger dans un restaurant végétarien tenu par un couple de jeunes écologistes. Je me lie d'amitié avec eux et ils me proposent d'organiser deux jours par semaine des soirées indiennes. Nous cuisinons donc des préparations que nous apportons au restaurant ces deux soirs là. Une petite clientèle se développe et un jour, mes amis restaurateurs me font part de leur désir d'arrêter le métier qui leur paraît trop contraignant et ne leur laisse pas assez de temps pour la vie de famille. Ils nous proposent donc de reprendre la suite. Jaya Gopal accepte de financer l'opération. Avec le restaurant, nous louons toute la maison et nous l'aménageons en "centre culturel Hare Krishna".
Drôle de Swami
Notre premier fils est né le 28 octobre 1983 à l'hôpital de Marche en Famenne. Nous avions décidé de l'appeler Soudama du nom d'un dévot qui confectionne des guirlandes de fleurs pour Krishna dans le Shrimad Bhagavatam. Lorsque je suis allé à l'état civil, les employés de la mairie n'ont pas accepté le prénom sanskrit. Je l'ai donc nommé Benjamin. Je passe des heures à le pouponner dans notre maison. A l'époque, les parents ont l'habitude de demander à Gouroudev qu'il nomme leurs enfants.
Le fait que j'ai nommé moi-même notre fils est perçu comme un acte d'insoumission à Bhagavan. Mais cela reste dans le non-dit. En fait je sens aussi un peu d'admiration pour mon indépendance d'esprit dans les yeux de certains dévots.
Depuis que nous sommes exilés en Belgique, nous avons pris l'habitude avec Saumya de revenir une fois par mois à la Nouvelle Mayapoura pour rendre visite à Narada qui est resté au Gouroukoula: l'école védique d'Oublaisse.
Avant la naissance de Benjamin, Saumya et moi avons loué une petite maison dans le village de Somme Leuze, à 3 kms du château de Septon. Le "budget" que nous alloue Jaya Gopal nous permet de faire les courses, mais pour payer le loyer, je dois aller vendre quelques colifichets en porte à porte. Comme toujours, cela vient en plus du service que je rends au temple et je consacre mes samedis à cette activité de "collection". Mais l'hiver belge est rude et la maison est mal isolée. La cuve de mazout est souvent vide et l'argent fait cruellement défaut. Or, ces jours-ci, j'ai reçu un coup de fil de Hrishikesh, un dévot allemand qui veut racheter mon matériel de poterie pour 20.000 francs. L'aubaine est inespérée, mais comme tout le matériel est resté à Oublaisse, dans l'Indre, je lui propose un rendez-vous dans huit jours à la communauté berrichonne. Il doit venir d'Allemagne avec une remorque pour transporter le tour et le four qui doit peser environ deux tonnes.
Dès mon arrivée à Oublaisse, je fais venir une entreprise de travaux public avec un tracto-pelle pour soulever le four. Hrishikesh comme prévu à loué une grosse remorque. Nous parvenons avec peine à sortir l'engin de la vieille maison qui me faisait office d'atelier mais alors que nous nous apprêtons à charger sur la remorque, arrive un dévot anglais à l'air menaçant qui m'intime l'ordre de ne pas emmener ce matériel qui dit-il appartient à la communauté. Il à ordre de m'en empêcher et je dois appeler Indra Dyumna Swami, le cow boy qui voulait me casser les dents quand nous nous sommes enfui avec Saumya.
Voyant que le sbire se fait méchant, je vais donc appeler le grand chef des sioux berrichons qui est à Paris.
- Sadashiva, tu n'as pas le droit d'emmener le matériel de la Nouvelle Mayapoura et si tu tentes quoi que ce soit, j'envois mes hommes te casser la figure.
- Je sais Maharaja, ce sont tes façons d'agir, mais ce matériel est ma propriété et je vais le récupérer lui dis-je très calmement.
Il est surpris de ne pas m'impressionner par ses menaces et change soudainement de tactique.
- Ecoutes, c'est Wishvambhara qui est le secrétaire national, lui seul peut décider, tu dois lui téléphoner.
J'essaie pendant une demi-heure de joindre l'iroquois d'Ermenonville, mais la ligne est sans cesse occupée. Je suppose que les deux bons-hommes sont en grande conférence et discutent d'une stratégie pour soumettre le petit potier.
Je finis enfin par pouvoir joindre le swami québécois, grand chef du fief parisien.
- Ecoute Sadashiva, tu dois respecter les sannyasis (les moines renonçant).
- Là n'est pas la question, ce matériel m'appartient, j'ai collecté pour le payer. De plus, personne ne s'en sert et il est en train de pourrir. De plus, Indra menace de me casser la gueule.
- Oui il est passionné et toi aussi, alors forcément. (Avec l'accent québécois)
- Ce matériel est ma propriété.
- Tu sais bien que tout appartient à Krishna.
- Oui, mais j'ai une famille à élever.
- Mais tu sais que le principe supérieur c'est de tout soumettre aux sannyasis me rétorque-t-il.
- Je croyais qu'ils devaient pratiquer le renoncement. Mais mon problème n'est pas philosophique, je n'ai plus de fioul dans la cuve de ma maison, nous avons un bébé et il fait moins dix en Belgique.
Je pense que l'argument climatique doit toucher le canadien qui a connu les hivers rudes du grand Nord, de la Gaspésie et du Yukon.
- Ecoutes Sadashiva, tu fais selon ta conscience après tout.
- Merci Maharaja, tu es de bon conseil, à bientôt. Hare Krishna.
Je rappelle Indra et lui dit que Wishvambhara m'a dit de faire selon ma conscience. Le cow-boy ravale sa morgue et se soumet à son supérieur hiérarchique. Je jubile de satisfaction, mais le chauffeur du tracto-pelle attend depuis trois quart d'heure, et je le paye 500 francs de l'heure.
De retour en Belgique, je fais faire le plein de mazout, je remplis le frigo et je vais à Liège, qui vient d'être secouée par un tremblement de terre, acheter un Canon autofocus, petite gratification.
Ce qui est symbolique…
Kripassidha, un jeune dévot français fraîchement marié et franchement grillé par le "sankirtan" atterrit un beau jour de printemps à Radhadesh. Il est empli de doutes quand à Bhagavan. Je le convainc de venir s'installer à Liège et de s'occuper du centre culturel, je lui explique que Bhagavan à moins d'emprise en Belgique. Nous travaillons donc ensemble sur la mise en place du projet. Malheureusement, Jaya Gopal décide de prendre en main la décoration des lieux. Il re-décore le restaurant dans le plus pur style néo bhagavanien. Imaginez le goût d'un américain parvenu pour qui Versailles est la seule référence. Notre clientèle d'écolo s'enfuit en courant. Nous avions tenté de raisonner Jaya Gopal avec Kripassidha mais ce fût peine perdue, nous n'étions de toute façon que de petits français "small timer". Je suis un peu découragé par cet épisode, mais il est vrai que mon service principal, ce sont les relations publiques.
L'inauguration du centre culturel nous réservera le meilleur. Bien sûr, pour l'occasion, les bhaktas décident de convier Gouroudev alias Bhagavan qui donnera la conférence. Nous invitons donc tout le groupe de sympathisants que nous avons pour la fête. La salle du temple est pleine de monde ce jour là et je traduis la conférence de Gouroudev. A la fin, les invités sont conviés à poser des questions. Une dame demande :
- "Pouvez-vous nous dire qu'elle est l'importance du symbolisme dans la recherche spirituelle ?"
La question me paraît pertinente et j'attends la réponse du gourou. J'ose à peine traduire ce qu'il répond:
-" Ce qui est symbolique, c'est le montant de votre donation."
J'entends les rires gras de ses serviteurs américains dans le fond de la pièce. Je ne peux pas croire qu'il soit sérieux et je traduis:
"Ce qui revêt une valeur symbolique c'est l'énergie que vous allez consacrer au service de dévotion."
Bien sûr ça ne répond pas à la question mais c'est un peu plus respectueux. Bhagavan se vexe, il ne voudra plus que je traduise ses discours. A partir de ce jour, le doute commence à s'installer dans mon esprit. Il devient clair que l'arrogance de Gouroudev gène beaucoup de gens. Un invité qui vient régulièrement au château nous dit même un jour, " Vous pouvez m'inviter pour toutes vos fêtes. Mais quand il vient ce n'est pas la peine."
De plus en plus, Gouroudev nous apparaît comme un poids qu'il faut traîner. Le culte de la personnalité qui s'instaure autour de sa personne prend des proportions inquiétantes. Il définit un rituel des plus contraignants. Le matin à quatre heures, lorsqu'il descend à la cérémonie dans le temple, les dévots doivent l'accueillir à la sortie de ses appartements avec une guirlande et une procession doit l'accompagner jusqu'à la salle du temple.
Plus tard, il reçoit le gouroupouja, qui est une véritable adoration de sa personne. On lui passe à nouveau des guirlandes opulentes et chacun vient se prosterner devant son trône pendant que l'assemblée chante ses louanges. Pendant ce temps, les meilleures cuisinières préparent son petit déjeuner qui est servi dans de la vaisselle en or et en argent. La moindre dérogation au cérémonial, ou la moindre préparation brûlée suscite de vives réprimandes. Chacun vit dans la crainte de dissatisfaire le despote. Manger à la table de Gouroudev est un honneur insigne et nous surveillons la liste des heureux élus. Il faut dire que c'est aussi une occasion de se régaler, le quotidien de la communauté étant plutôt fade.
Il s'installe au fil du temps une ambiance sans doute très semblable à celle de la cour des rois de France à Versailles. Les intrigues vont bon train. Une simple rumeur suffisant à faire tomber en disgrâce, les femmes usent du pouvoir de leur langue. Bhagavan à cette époque semble développer l'envie, la jalousie et l'élitisme comme jamais auparavant. On l'entend dire des choses comme "un américain vaut deux français et dix indiens." Ou "je ne peux pas respecter complètement quelqu'un qui ne rapporte pas d'argent." Tout son discours est désormais axé sur un objectif, obtenir soumission et obéissance. Bhagavan est fier de présider à la construction du "Temple of understanding" à Mayapour au Bengale dont le dôme nous dit-il sera plus haut que celui de Saint Pierre de Rome. La remarque me glace le sang.
Graduellement, la présence de Gouroudev devient de plus en plus pesante. Dans tous les temples, des groupes de femmes fanatiques se prennent de zèle et répandent le venin de la dualité héritée du despote. Ce sont bien sûr les "mal baisées" qui mènent la danse, et Saumya tombe dans le panneau. Ses conflits avec les gouroudettes s'aggravent de jour en jour. Elle ne supporte pas d'être traitée en dévote de seconde zone, à cause de son "improductivité".
Une dispute plus ardente que les autres finit par décider Saumya à aller s'installer à Paris. Elle veut à tout prix retourner collecter avec ses anciennes amies qui habitent désormais autour du château d'Ermenonville. Je suis réticent à partir, c'est la première fois que je jouissais d'un peu de tranquillité et les dévots apprécient mon service. Mais Pitavas qui est désormais directeur des affaires juridiques (en 1975, il dormait sur le levier de vitesse) finit de me convaincre de venir à Paris, il me propose de prendre la responsabilité du bureau des relations publiques. Le champ d'activités m'apparaît alors bien plus vaste qu'en Belgique et je me rallie à la décision de Saumya. J'emprunte la camionnette de mon père pour déménager nos quelques affaires, nous avons trouvé un appartement dans l'Oise à Péroy les Gombries, près de Nanteuil le Haudouin.
La bataille d'Ermenonville
En achetant le château d'Ermenonville, Bhagavan a atteint le sommet de la folie mégalomaniaque. Pour éviter d'éveiller les soupçons du fisc, la transaction a été traitée en secret sous la table, officiellement, les dévots sont censés louer la propriété. Cette demeure historique du XVIième et du XVIIIième siècle a hébergé Jean Jacques Rousseau qui est enterré dans le parc à l'anglaise. Il est clair que l'achat et la restauration de ce bâtiment est très au- dessus des moyens de l'A.I.C.K. Mais la politique de Bhagavan est de toujours augmenter les "challenges". Il compte simplement mettre tout le monde en marathon pendant douze mois de l'année pour parvenir à satisfaire sa dernière lubie.
Les quelques anciens disciples de Prabhupada qui sommes restés dans le mouvement regardons tout cela avec scepticisme et ironie. Nous n'avons pas d'autre choix que de coopérer, cela fait dix ans que nous travaillons d'arrache pied pour la cause de Krishna nous ne pouvons pas renoncer à tout ce temps investi. Et puis de toute façon nous sommes tous fauchés, bien sûr, puisque nous avons toujours tout donné au mouvement.
Nos réunions dans le bureau de Vrisha, alias Bernard Voyer qui s'occupe du service de la correspondance ont des élans d'amertume et de frustration.
Il est évident que Bhagavan conduit l'A.I.C.K. à la ruine, qu'il utilise l'héritage de Prabhupada pour servir ses propres intérêts. Nous assistons impuissants au pillage du legs de notre maître spirituel. Mais des bruits commencent à courir qu'un vent de réforme se préparerait aux Etats-Unis, malgré le blocus qui règne dans la zone de Gouroudev sur l'information, nous parvenons à nous procurer les documents de la sédition.
Pendant ce temps, comme c'était prévisible, une opposition importante à l'installation de « la secte » se met en place à Ermenonville. Il faut dire que le château est en plein milieu du village. Quand je suis venu sur les lieux la première fois, je me suis dit que Bhagavan était vraiment inconscient. Nous nous tuons à répéter depuis des années que nous installer dans des châteaux est mauvais pour notre image et cet abruti achète le symbole de l'aristocratie au milieu d'un village. Hare krishna!, c'est sans espoir. Mais il faut bien encore accompagner quelques temps le despote dans sa folie.
La presse redouble ses attaques contre les dévots. Le député Alain Vivien prépare un rapport sur les sectes à l'assemblée et je participe à nombre d'émissions télévisées. Au fil du temps, je deviens de plus en plus à l'aise dans les débats, mon malaise vient plutôt de ma position inconfortable à l'égard du mouvement.
Mais j'essaie de voir plus loin et de croire à mon propre discours. Qui plus est, nous travaillons avec HareKrishna das à un projet de fédération des communautés indiennes d'Europe qui prend forme et dont je suis le directeur pour la France. J'organise la première réunion au sommet du Sofitel de la porte Maillot. Des diplomates sont présents ainsi que des représentants des principales associations d'hindous d'Angleterre. L'initiative est ambitieuse et elle pourrait porter des fruits d'un bénéfice incalculable pour le mouvement. Bien sûr, Bhagavan et Wishvambhar ne sont pas là. Ces crétins sont sans doute en train de compter la collection de ces derniers jours.
Echo, the European Consil of Hindu Organisations est une des réalisations les plus intelligentes que nous ayons mises en place. Nous avons derrière nous les tamouls de Paris et diverses associations indiennes. Je participe à des cérémonies religieuses en l'honneur de Ganesh et Mourgan, des divinités hindoues, dans divers endroits de Paris. Mais je sens bien que le mouvement n'est pas vraiment concerné par ce travail de première importance. Fédérer tous les hindous d'Europe, c'est rassembler une communauté de près de deux millions de personnes, en effet, rien qu'en Angleterre on en compte plus d'un million. L'intérêt politique de la chose passe au dessus de la tête de nos dirigeants, ils sont désormais comme des enfants qui s'entêtent dans leurs bêtises.
Bhagavan préfère dépenser deux millions de francs dans l'aménagement d'une nouvelle salle du temple à Ermenonville. Comme d'habitude, il cède à son amour de l'or et du marbre. Pendant une réunion dans son bureau ces derniers jours, j'ai ouvert par curiosité sa bibliothèque. Dans les étagères du bas, celles qu'on ne voit pas à moins d'ouvrir la porte, j'ai vu les ouvrages suivants: Le Prince de Machiavel et un traité sur la manipulation des masses par Lénine, il ne manque que Mein Kampf. Peut-être le cache-t-il autre part. (Au fond je dis une bêtise Bhagavan est juif quand même).
Pendant notre séjour à Ermenonville est né Jonathan, notre deuxième fils, le 21 mai 1985. Je lui ai donné son prénom à l’état civil en pensant au film, Jonathan Linvingstone. Saumya a tenu que cette fois ce soit Bhagavan qui lui donne son nom sanskrit.
Shrila Goût du rêve
Il y a des affiches partout au Forum des halles. L'imprimeur s'est trompé, au lieu de gouroudev, (gurudev en sanskrit) ils ont mis gudurev ce qui donne prononcé en sanskrit goût du rêve. Ca y est, il y a des signes qui ne trompent pas. Ce doit-être le début de la fin. Tous les tyrans arrivent un jour ou l'autre au bout du chemin. C'est quand ils commencent à voir leur propre reflet qu'ils doivent se faire peur. La peur engendre la peur, le peuple le ressent et décide de les sacrifier. Bhagavan lui, préparait sa chute depuis longtemps.
L'Arbre à Souhaits, c'est le nom du restaurant des dévots, il est juste en face l'église Saint Eustache. C'est là qu'a lieu la conférence de sa Divine Grâce Shrila Bhagavan Goswami Maharaja. A côté du Pied de Cochon et de la boutique Agnès B. Il y a du beau monde qui passe, forcément.
Depuis que je suis "ministre" des relations publiques pour la France et la Belgique, j'ai un bureau dans le onzième, près de la place du colonel Fabien. Tous les midis, je prends la mobylette de Shivatmaka je longe le canal de l'Ourque et je viens manger à l'Arbre à Souhaits. L'ambiance est sympa, il y a un "salad bar" immense et on sert des pitas falafels végétariens délicieux. Le restaurant est sur trois niveaux, en fait c'est plus un espèce de complexe culturel, avec boutique diététique, échoppe indienne (tenue par Kishori), salon de thé et salle de conférence. Il y a aussi un coin ou les gens bouquinent et visionnent des vidéos. Sur qui ? sur Krishna bien sûr, jeune garçon à la peau noire qui joue de la flûte et garde les vaches avec les gôpis, les pastourelles de Vrindavan.
Au rez-de-chaussée, on passe devant un petit bureau derrière une grande vitre. C'est Atma 95, la radio Krishna, qui diffuse tous les jours sur les ondes les gloires de Krishna et la science du bhakti yoga. Le centre parisien des dévots est impressionnant. L'autre jour, j'y ai passé l'après-midi avec Annie Lenox, elle me regardait avec des yeux !!! J'en ai déduis plus tard qu'elle était attirée par les gens chastes. A l'époque des faits, elle avait épousé un dévot allemand. Plus tard, après l'avoir quitté, elle écrira une chanson : "don't mess up with a missionary man."
Depuis plusieurs mois, je travaille dur sur le colloque au Sénat. Par la magie des rencontres et grâce à Wishvagourou (un gros nounours missionnaire), je me suis lié d'amitié avec une ancienne diplomate turque. Elle est poète et écrivain et a fondé un institut paradiplomatique, l'institut France Asie. Je lui ai fait rencontrer l'ambassadeur plénipotentiaire de l'ambassade de l'Inde qui a bien voulu adhérer à son association et devenir membre actif. En remerciement, elle m'a promu au poste de responsable des relations franco-indiennes.
Nous nous réunissons tous les quinze jours à la Sorbonne ou au Sénat, Alain Power étant président d'honneur de l'institut. Le titre du colloque est : "La dévotion à Krishna dans la tradition vishnouïte". Pour que l'autorité des intervenants soit indiscutable, j'ai rendu visite aux principaux indianistes de Paris. J'ai commencé par Olivier Lacombe qui avait écrit la préface de la Bhagavad-Gita telle qu'elle est, mais son grand âge ne lui permettait pas de venir participer. Je rencontre Madeleine Biardeau, qui me reçoit avec un certain dédain. Moi je suis fasciné par sa culture braj (le dialecte de Vrindavan). Les Filliozat par contre me font un excellent accueil et acceptent avec joie d'intervenir.
Je rencontre également Guy Deleury qui désire parler du concept d'Avatar , sa spécialité. Guy Deleury a traduit les psaumes du Pélerin de Toukaram et c'est grâce à lui que j'ais découvert la Bhakti, je suis heureux de faire sa connaissance. Il m'explique son parcours d'ancien jésuite. Je contacte aussi un professeur bengali, musicologue, Prithwindra Mukherjee qui parlera de Chaitanya, l'avatar du Bengale.
Après le colloque, nous avons organisé un repas végétarien au restaurant du Sénat. J'ai fait appel aux services d'une dévote juive américaine excellente cuisinière. En venant lui présenter les cuisiniers, elle s'est violemment cogné la tête dans la rue contre un balcon de pierre du bâtiment du Sénat. J'y vois quelque signe de mauvaise augure. J'ai pris la précaution de ne pas révéler véritablement qui nous sommes. Mon but est de faire présenter la culture du Bhakti Yoga par les plus grandes sommités en matière d'orientalisme.
A ce stade, notre image est tellement négative qu'il faut procéder par étape. Mon travail de relations publiques consiste autant à essayer de rétablir une image positive par de telles initiatives que de convaincre les dirigeants américains d'abandonner leurs pratiques de collectes sauvages et de manipulation. A chaque réunion j'insiste pour qu'on évolue vers plus d'ouverture. J'ai alors un bureau au château d'Ermenonville, mais il me faut collecter moi-même les fonds pour financer et mon activité et ma famille. Je fais quelques rendez-vous téléphoniques par semaine pour présenter à des médecins et autres professions libérales des oeuvres d'art oriental. J'arrive à vendre pour deux ou trois mille francs à chaque fois. C'est quand même un peu juste pour tout boucler.
Nous avons invité au repas du sénat une centaine de personnes dont des députés, des sénateurs, un préfet de police et d'autres personnalités de la scène parisienne. Alain Power sera présent. Alors que je finalise le programme, j'appèle Bhagavan pour l'informer de l'évolution du projet. Il me passe son secrétaire. Je suis sidéré que le dirigeant local ne s'intéresse pas à une entreprise qui lui permettrait de rencontrer des personnalités aussi importantes et qui représente six mois de travail acharné. Je me pose de plus en plus de questions sur les motivations véritables de nos dirigeants. Il y a un décalage trop important avec l'intérêt du mouvement pour ne pas y voir un aveuglement dû à l'ambition personnelle. Une ambition doublée d'une arrogance telle que l'on n'aurait pas besoin du soutien des autorités dirigeantes pour nous faire accepter comme religion authentique.
Il est vrai que pour Bhagavan, tous ces gens ne sont que des mangeurs de viande indignes de considération. Mais peut-être aussi sait-il à ce moment que la partie est perdue, que le fisc est sur le point de frapper très fort et que toutes ces années passées à courir après l'argent pour acheter châteaux et BMW sans payer un centime de TVA vont précipiter la perte du mouvement.
En fait Bhagavan se retranche dans un baroud d'honneur digne des grands gourous paranoïaques. Il annonce depuis son trône que la troisième guerre mondiale est pour bientôt, qu'elle va balayer d'un coup tous ces démons qui s'opposent à notre mouvement nous propulsant alors en position dominante. On verrait alors comment ses divines intuitions étaient justes. Combien nos châteaux serviraient alors de points de repères à la civilisation nouvelle. Les gens viendraient par milliers dans nos communautés rurales car nous serions les seuls à avoir de la nourriture. Il faut d'ailleurs pour cela prévoir la défense des communautés contre les pillards, on nomme alors une commission secrète chargée de collecter armes, radio et informations "survivalistes". Un jeune dévot se fait arrêter à la frontière Suisse avec des munitions pour armes de première catégorie. Bien sûr, on prétexte une initiative personnelle et les dirigeants nient toute responsabilité.
A l'époque j'entends même quelques dévotes américaines fanatiques (les gouroudettes) prétendre que Bhagavan serait le Grand Monarque dont parle Nostradamus dans les Centuries et qu'il serait censé prendre le pouvoir et rétablir la monarchie après les années noires d'un conflit nucléaire. Je suis perplexe, mais j'accueille ces délires avec un sourire bienveillant en disant :
" Non, vraiment ? "
Il ne faut pas froisser ces américaines, elles sont si sûres d'elles.
Bhagavan en veut aux dirigeants français, il souhaite les voir mordre la poussière. Il appelle de tous ses vœux le châtiment divin. Cela doit se réaliser ....N'est-il pas le seul représentant authentique de Dieu sur la Terre? Quelques années plus tôt lors d'un grand festival en Italie, un invité lui avait demandé qu'elle était la différence entre lui et Jésus-Christ, sa réponse fut que Jésus était simplement venu plus tôt. Bhagavan, alias Gouroudev, alias William Erlichmann continue donc sa fuite en avant, entraînant avec lui ses pauvres dévots désormais exténués par les marathons incessants. Il n'a pas digéré de ce faire chasser de l'hôtel d'Argenson dans le Marais en 82, à l'époque toute la classe politique s'était liguée contre l'installation des dévots, depuis Chirac jusqu'aux communistes qui vinrent militer dans la cour.
Bhagavan réalisa une plus-value sur la vente du bâtiment, et il ne trouva rien de mieux que de jeter son dévolu sur le château d'Ermenonville. Mais le gourou ne croyait pas aux symboles, il ne lui vint pas à l'esprit que de s'installer dans le château qui avait hébergé Jean Jacques Rousseau ne porterait pas chance à une entreprise totalitaire. L'auteur du Contrat social y a pris une revanche posthume et le fantôme de Jean-Jacques allait bientôt rattraper le dictateur.
Pour l'instant Bhagavan continue son bras de fer avec l'état français. Il a confiance en ses réserves européennes. Et dans son mépris de la culture locale, il oublie de penser que le premier amendement de la constitution américaine n'a pas en France le pouvoir de protéger son mouvement religieux.
Début 1985 Bhagavan peut se prévaloir d'une puissance financière encore immense, d'un parc immobilier considérable et d'une autorité incontestée sur le plan des instances internationales du mouvement. Il est le gourou dominant, avec plus de mille diciples engagés à plein temps.
* En France :
- le château d'Oublaisse dans le Berri,
-le château d'Ermenonville dans l'Oise,
-l'Arbre à Souhaits au Forum des halles (400 m2 de surface commerciale).
-des centres à Nice, Lyon, Marseille, Strasbourg.
-Une ferme en Bretagne avec un cheptel de 150 vaches.
-Une maison d'édition, une maison de disques.
-Une BMW série 7 dernier modèle.
-Une Volvo 740 dernier modèle.
- Un parc automobile considérable.
* En Belgique,
le château de Septon dans les Ardennes près de Durbuy.
Un château en location près de Bruxelles.
Un centre dans Bruxelles avec un restaurant.
Un centre à Anvers.
Parc automobile.
* En Hollande,
Un restaurant. Une maison et de magnifiques bureaux dans le centre d'Amsterdam.
- Une Opel Senator 3 l. dernier modèle etc.
* En Angleterre :
- le château de Bhaktivedanta Manor en banlieu londonienne (Watford).
-Une maison près du British Museum à Londres.
-Dans le nord de l'Angleterre, le château et le complexe de Croome Court.
-Un restaurant, "Healthy, Wealthy and Wise" en plein centre de Londres sur Oxford Street, en face la maison de disque des Beatles.
- des centres....
-Une autre BMW de fonction.
* En Italie :
- Villa Vrindavan, la propriété historique de Machiavel à Florence
(une immense demeure sur une proprité de vignobles, avec de multiples dépendances.)
-Une maison à Rome et un restaurant.
-Des centres à Milan et Viareggio .......
-une maison de disque.
-une maison d'édition.
* En Espagne :
-Un château au nord de Madrid à Guadalajara.
- Un restaurant et une maison à Barcelone.
-Une maison à Madrid......
-une autre BMW série 7.
(J'avoue ici que j'étais peut-être un peu envieux des béhèmes, mais j'en ai eu trois depuis et ça va mieux.)
* En Grèce : une maison à Athènes et un restaurant.
* En Israël : une maison et un restaurant à Tel-Aviv.
* En Afrique du Sud : Un immense temple au Cap soutenu par une importante communauté indienne.......
* Début 1985, Bhagavan se voit attribuer la juridiction du temple de Vrindavan en Inde qui constitue le coeur historique du mouvement avec Mayapoura au Bengale.
* + Berkeley en Californie.
* A l'Ile Maurice :
-Un grand temple.
-Une communauté rurale dirigé par le fils d’une des plus riches familles de l’Ile, producteurs de Rhum.
* Pour son anniversaire, Bhagavan demande un dakshina (offrande) d'un minimum de 200 dollards par disciples. multiplié par mille disciples, cela fait un million de francs par an d'argent de poche. Pour les faux frais...
(Je me souviens avoir un jour transporté 15.000 $ en liquide -à l'époque:150.000 francs-, mais la somme semblait assez anodine.)
On voit que notre homme n'a rien a envier à un roi. De plus, il jouit d'une domination totale sur les dévots vivant sous sa juridiction. En un mot il peut bannir comme il peut élever aux plus hautes responsabilités. En un mot, il fait et défait les couples. Sa technique étant de diviser pour régner, il s'applique à garder la division jusqu'au sein des couples dont il sait tout de la vie sexuelle. Si des dévots se rebiffent, il a tôt fait de les ramener à la raison.
Bhagavan est suivi en permanence par une équipe de serviteurs: une cuisinière, un serviteur pour les taches simples et les massages du soir, un secrétaire qui relatent tous les faits et gestes de sa majesté dans une Newsletter qui nous fait nous tordre de rire et que nous surnommons "la Pravda". Il y a souvent d'autres personnes qui suivent le gourou dans ses voyages transcontinentaux, parfois, ce sont d'anciens dévots grillés que Bhagavan a décidé "d'entraîner" (I'm going to train you day and night dit souvent Sa Divine Grâce).
Enlèvement chez la secte Hare Krishna
Au début du mois de mai de l'année 1985, un couple de dévots argentins sont arrivés au château d'Ermenonville. Ne pouvant pas vivre au Château avec leurs enfants, ils s'installent dans la maison d'un des responsables de la communauté, un américain du nom sanskrit d'Adiraja das Mais nos dévots émigrés n'ont pas d'argent, ils ne peuvent pas payer le loyer, ne pouvant partir, ils restent sourds aux injonctions d'Adiraja qui veut récupérer sa maison. Excédé ce dernier décide d'agir de façon musclée et il met sur pied un commando pour les déloger. Les argentins se défendent, on en vient aux mains, Adiraja et ses sbires ont le dessus, ils ligotent le couple devant les enfants qui pleurent. Le mari parvient à s'enfuir, il court prévenir les voisins qui appellent la police.
Ces événements ont lieu au moment où le député Alain Vivien s'apprête à remettre son rapport sur les sectes à l'assemblée. Le lendemain, tous les médias relatent l'affaire...
"Enlèvement chez Krishna.........." l'écho donné à la bagarre est considérable. Je suis réveillé ce matin là par un coup de fil :
" Sadashiva, vient vite au Temple, il y a les journalistes de TF1"
Sans même me raser, je saute dans ma voiture et j'accours sur les lieux, on me briefe rapidement sur les faits que j'ignorais et je reçois les journalistes.
Le soir même, je passe en ouverture du journal de 20 heures. Le lendemain, Le Figaro consacre une colonne à l'événement en dernière page, on y cite mon nom et ma fonction de directeur des relations publiques. Le lendemain, la présidente de l'Institut France Asie me téléphone: "Rémi, j'ai été convoquée au Sénat, je me suis battue pendant deux heures avec le chef de cabinet d'Alain Power, le colloque est maintenu car les invitations sont parties mais tu ne peux plus mettre les pieds dans l'enceinte du Sénat."
In shallah, j'ai atteint mon but mais maintenant je suis grillé, ce mouvement est grillé. Comment en est-on arrivé là ?
Je ne vais pas baisser les bras tout de suite. Je suis sur d’autres bons coups. Jean-Claude Carrière prépare le Mahabharata pour le festival d’Avignon. Je lui ai téléphoné et lui ai envoyé un exemplaire du Bhagavatam qui relate un épisode du Mahabharata. Les dévots à Avignon ont invité les acteurs pour un repas, je descends en TGV et je rencontre la troupe autour d’une table garnie de préparations indiennes. Ce jour là, on me demande de donner la conférence au Sofitel devant environ 200 personnes. Je leur explique que nous ne sommes pas une secte mais les représentants d’une culture millénaire que des gens aussi illustres que Jean-Claude Carrière et Peter Brook ont également choisi de faire connaître à travers leur art.
Je me lie d’amitié avec Bhaktyananda Vidya Swami, un jeune moine italien qui dirige une équipe de quarante dévots basés sur Avignon. Ils font du théatre de rue, distribuent de la nourriture, chantent et dansent comme au premiers temps du mouvement. Ils ne sont pas dans la mouvance mercantile de Bhagavan, ... précisément...
Je remonte à Paris enthousiasmé, je règle quelques affaires en cours et je convainc mon épouse Saumya de descendre passer deux semaines dans le sud pour décompresser et profiter de l’été avec les enfants. D’anciens amis de Belgique, Jnanaraj et sa femme nous ont invités dans leur maison de vacances près d’Alès. Au cours de ce voyage, nous nous arrêtons à Cavaillon chez Jayantakrit et Bhutakrit, deux anciens qui font figure de rebelles au pouvoir central de Bhagavan. Ils me reçoivent cordialement puis me prennent à part et me disent : “ Sada, nous les français, nous sommes des révolutionnaires, nous ne pouvons plus accepter l’imposture de Bhagavan... ” et ils me remettent un dossier en provenance des Etats-Unis qui révèle que Prabhupada n’a jamais officiellement nommé les onze gourous comme ses successeurs. Ceux-ci se sont emparé du pouvoir après sa mort. L’argument a porté, le dossier fini de me convaincre.
Quelques jours plus tard, après avoir laissé Saumya et les enfants à Alès, je me rends à Avignon pour assister à la première du Mahabharata dans la carrière de Boulbon. Nous rencontrons dans la semaine Peter Brook qui aime bien nos cookies indiens. La pièce se joue en semaine sur trois périodes de trois heures étalées sur trois jours. Puis le samedi, les trois périodes sont jouées à la suite, le spectacle commence au coucher du soleil pour se terminer à son lever. Lorsque j’arrive à la carrière, je suis un peu en retard. Visiblement tout le monde est déjà sur place. Je gare ma voiture dans la carrière attenante qui sert de parking, pour rejoindre le théâtre en plein air, il y a peut être cinq cent mètres à parcourir, il faut monter une pente assez raide. Je vois un handicapé qui s’installe seul dans son fauteuil roulant et commence à se rendre vers les lieux, la pente est raide pour lui. Surgit un homme barbu qui va le pousser jusqu’à la pièce. L’homme le remercie, je souris au barbu. C’est Jean-Claude Carrière. Il y a des jours où j’aime l’humanité.
Ensuite nous vivons toute la nuit une expérience inoubliable. Après neuf heures de pièce. Au petit matin, les deux mille spectateurs se lèvent et applaudissent pendant plus de dix minutes.
Nous avons eu du mal à rester éveillé jusqu’au bout, nous n’avions pas de thermos de café comme les autres et les gens rigolaient de nous voir nous endormir les uns sur les autres.
“ Regardez les krishnas, ils pioncent. ”
Nous sommes quand même conquis par la pièce et en rentrant nous nous félicitons de cet événement avec Bhaktyananda Swami. Nous ignorons alors ce qui se trâme.
Bhagavan ne supporte pas que quarante dévots ne participe pas activement à l’effort commercial pour finir d’acheter le château d’Ermenonville. Il décide de descendre avec ses sbires américains sur les lieux pour mettre fin aux élucubrations de ces " sentimentaux ".
Bhagavan est descendu à l’hôtel Ibis avec Indradyumna Swami, Sundarupa et compagnie ils sont tous américains. Je ne sais plus pourquoi je me trouve là à ce moment. L’équipe dirigeante d’Avignon est convoquée à tour de rôle; chacun est cassé et envoyé en ‘’marathon’’ (collection de fonds par la vente d’articles divers). Je rentre à Alès, sur la route je me dis que ces gens sont les ennemis du mouvement de Prabhupada, une bande de gangsters. "C’est décidé, je vais les combattre" me dis-je en conduisant.
Quelques jours plus tôt, nous avions discuté de toutes les polémiques sur les gourous avec Bhaktyananda Swami, je lui avais fait part de ma fibre révolutionnaire naissante et des informations venant du mouvement de réforme américain. Au petit matin, je fis un rêve étrange:
J’étais au sommet d’une grande tour, comme la Tour Montparnasse, à l’abri derrière de grandes vitres. Dehors le vent soufflait très fort. Je m’approchais alors de la vitre et derrière je voyais Bhagavan accroché au rebord de la fenêtre par les mains, en train de tomber. Je voulais l’aider, mais les vitres ne pouvaient pas s’ouvrir et je le regardais impuissant. Je racontais mon rêve au Swami. Nous nous quittâmes perplexes. Mais le soleil de Provence n’allait pas s’arrêter de briller pour autant.
De retour à Alès, je trouve Boutakrit, (le conteur qui demande des comptes... ). Il nous raconte ses voyages en Inde et autour du monde pendant des heures. Nous sommes morts de rire en écoutant ses histoires émaillées d’anecdotes uniques. Puis un midi, alors que je suis assis en lotus sur le bord de la piscine et que je récite mentalement le mantra gayatri, mon fils Benjamin âgé de deux ans tombe dans la piscine. Je plonge pour le sortir de l’eau, il a juste bu une bonne tasse mais je suis sorti violemment de ma posture de yoga et mon genou est resté bloqué. Pendant deux jours Bhutakrit me fait des massages en continuant à m’infiltrer le venin de la sédition et le nectar de la Bhakti. Mon genou ne se débloquant pas, le médecin me fait hospitaliser et l’on m’opère du ménisque. Je goûtte à nouveau aux joies de la morphine.
De retour à Paris quelques jours plus tard, je suis convoqué au Château d’Ermenonville. Je viens en confiance au rendez-vous avec mes béquilles, en bon "ministre" des relations publiques, avec mon dossier sous le bras, pensant qu’on désire entendre mon rapport d’activité.
Sundarupa maharaja et Wishwambhara goswami, les deux dirigeants du pays après Bhagavan me demandent bien un rapport d’activité. Je leur parle du colloque au Sénat, de la rencontre de Peter Brook, de notre présence au festival, du fait qu’une maison d’édition est prête à diffuser nos livres dans les librairies à la suite de mes efforts. Ils m’écoutent d’une oreille distraite puis Sundarupa me dit :
- “ Tous ça c’est très bien Sadashiva, mais si tu continues à rendre visite à Hari Vilas, nous serons obligés de supprimer ton budget ”. Depuis trois mois, j’avais réussi à convaincre Wishwambhara de m’allouer 20.000 francs de budget mensuel pour financer mon service et ma famille. A ce moment, ma décision est prise, j’irai avec HariVilas en West Virginie pour déposer un cahier de doléances à la réunion des disciples de Prabhupada qui se tiendra dans une semaine. La fréquentation des diplomates m’ayant un peu servi, je répond :
" O.K. je vais y réfléchir ".
Ce type de réponse, même s’il est assimilé à une insoumission me permettra peut-être de toucher mon budget encore un mois, de régler mes factures de téléphone et de payer mon loyer.
Dans l’heure qui suit, Pitavas et Shivatmaka, tous les deux amis de longue date, responsables officiels de l’AICK et respectivement directeurs des affaires juridiques et trésorier du mouvement me prennent à part pour me dire :
" Sadashiva, tu n’as pas peur de te retrouver à la rue ".
J’avais eu de l’estime pour eux jusqu’à ce jour, mais là, ils m’apparaissent tout d’un coup minuscules. Je leur ris au nez. Ils n’ont pas l’air de comprendre; mon souci en devenant dévot de Krishna, c’était d’accéder à la Liberté Suprême. Cela fait dix ans que j’accepte toutes les austérités, toutes les humiliations, toutes les épreuves; tout cela pour au bout du compte faire les caprices d’un mégalomane, d'un clown qui joue à Louis XIV. C’est mal me connaître.
Hari Vilas, le chef des démons
Le soir même je vais voir le chef des démons : Hari Vilas, alias Hary Terranian. Lorsque j’ais connu Hari Vilas dix ans plus tôt, il roulait en mobylette pour aller livrer son encens dans les boutiques de Paris. C’est lui qui a fondé l’entreprise Spiritual Sky dont les produits sont encore aujourd’hui (en 1996 ) dans toutes les boutiques de France. Hari Vilas a travaillé d’arrache pied avec quelques dévots pendant ces dix ans et aujourd’hui, Spiritual Sky, parmi d’autre société réalise à elle seule trois millions de francs de chiffre d'affaire par mois. Hari Vilas était le président du temple de Fontenay aux Roses avant que Bhagavan n'arrive en France en 72. Il est brun, râblé et son grand nez laisse présager une forte sensualité. Il cache derrière de petites lunettes rondes des yeux pétillants de malice.
Lorsque ce dernier a voulu quitter la petite maison de banlieue pour s’installer dans le seizième arrondissement, Hari vilas et d’autres dévots aînés de l’époque n’avait pas trouvé l’idée très bonne. Bhagavan ne leur pardonnera jamais leur manque de loyauté et au fil des années Hari Vilas deviendra la Bête noire de Bhagavan. Il prendra plus d’indépendance au gré de l’expansion de sa société et servira de plate-forme d’atterrissage à de nombreux dévots en rupture avec l’establishment Bhagavanien.
Durant toutes ces années, malgré ma loyauté pour Bhagavan, je ne pus jamais accepter les critiques sur Hari Vilas, je savais que c’était un homme bon. Pendant ma maladie en 76, alors que je croupissais par terre dans une salle de bain du château d’Oublaisse de dix mètres carré, il s’était offusqué qu’on me traite ainsi.
- Sada, qu’est-ce que tu fais là dans ce souk ?
- Non ça va, je suis bien ici lui avais-je répondu.
- Tu vas aller dans le bureau de Spiritual Sky, c’est bien chauffé et tu seras tranquille. Voilà la clef nous n’y sommes presque jamais .
Puis il donna à un de ses collaborateurs l’instruction de m’acheter du fromage, du miel et d’autres nourritures riches pour me rétablir plus vite. Je fus cajolé pendant des semaines grâce à son intervention. Je ne l’oubliais jamais.
Qui plus est, Hari Vilas est le personnage le plus attachant qui soit, rompant avec le puritanisme de la plupart des dévots, il nous prend à part pour nous raconter des histoires cochonnes et son langage cru nous fait nous tordre de rire autant que son accent d’arménien de Philadelphie. Au début des années soixante dix, alors qu’il donnait une classe dans le temple, il lui arrivait parfois de se moucher dans son dhoti (habit dévotionnel). Il était devenu bhakta aux Etats-Unis à la fin des années soixante. Alors étudiant, il trouvait les dévots tellement farfelus qu’il voulait les convaincre d’abandonner leurs inepties.
Malheureusement, il y avait le prashad (les festins végétariens) et les kirtans (les danses dans le temple) et c’est lui qui finit pas succomber. Il fut conquis par Prabhupada qui l’envoya à Paris rejoindre les premiers missionnaires: Oumapati et sa femme qui à cette époque couchaient sous les ponts.
Hari Vilas a appris le français en se coltinant aux jeunes de la cité universitaire, des puces de St Ouen et de St Michel. Inutile de vous dire qu’il ne s’agit pas d’un français très académique. Mais il comprend l’esprit des habitants, c’est un pragmatique affectif.
A l’époque de la réforme qui gronde, en 1985, il y a chez lui des réunions tous les soirs où l’on chante des kirtans orientaux (plutôt moyen-orientaux) en tapant sur toutes sortes d’instruments et en dansant comme les Marx Brothers.
Chez Hari Vilas, on rencontre les gauchistes californiens, les arméniens de Maisons-Alfort, les dévots en déroute et toutes sortes d’individus plus marginaux les uns que les autres. C’est à la fois l’Arche d’Alliance et l’Arche de Noé. Le soir il doit y avoir en moyenne trente personnes qui dorment par terre. A tel point que sa femme et ses enfants ont émigrés de l’autre coté de la rue dans une petite maison tranquille. Hari Vilas y va de temps en temps mais pas trop souvent de peur de “ tomber ” ou pour parler clair : "faire du sexe illicite avec sa femme".
Mais Hari est adepte de la dérision, il aime bien qu’on l’appelle Hari vélo ou Hari cover. Lorsqu’il nous accueille, il se prosterne à la mode des dévots et nous dit des choses dans le style de :
“ Maître, je ne suis pas digne de manger le fromage qu’il y a entre vos doigts de pieds .”
Seulement maintenant, au début du mois de septembre 1985, Hari a un air un peu plus sérieux que d’habitude. Il sent que Bhagavan est aux abois, il y a un grand vent de réforme aux Etats-Unis et nous sommes invités à une réunion à la Nouvelle Vrindavan.
Je lui propose de venir avec eux. J’ai des informations de premier ordre, je suis encore officiellement en poste dans l’AICK et surtout, je suis déterminé à en découdre avec Bhagavan. Comme je suis fauché, Hari accepte de payer mon billet d’avion. Nous partons donc pour Philadelphie avec Bhaktyananda Swami qui a définitivement pris le parti de la révolution, Jayantakrit qui est de toutes les bagarres, Narakantaka (Frank De fuster) et Prithu, le président du Temple de Belfast, un allemand à la tête très dure et au verbe coupant..
Dans Manhattan, je me tords le cou pour essayer de distinguer un morceau de ciel bleu. Bonjour l'Amérique! Nous allons passer quelques jours chez le frère d'Hari Vilas à Philadelphie. J'en profite pour écrire un pamphlet salé sur Gouroudev, ça peut toujours servir.
New Vrindavan, l'antre du super gourou
Hari a loué un grand van où nous tenons à huit. Nous sommes en route pour la Nouvelle Vrindavan, en West Virginia. C'est la plus grande communauté de tout le mouvement. Deux mille hectares, cinq ou six cents dévots et le célèbre temple d'or dédié à Prabhupada. C'est là-bas que se tient la réunion des disciples de Prabhupada, nous serons environ neuf cents anciens.
Nous parcourons dans la journée les cinq ou six cents kilomètres qui séparent Philadelphie de New Vrindavan. Lorsqu'on arrive dans la communauté, un énorme éléphant en béton nous accueille et le palais de Prabhupada se dresse au sommet de la colline dans toute sa majesté. Délire de marbre et d'or comme le veut la tradition des gourous américains.
Nous nous précipitons vers le fameux palais, il est vrai que les fresques inspirées de la chapelle Sixtine sont impressionnantes. Krishna remplace Dieu le Père et Prabhupada le petit Jésus. Un critique d'art New-yorkais a baptisé cela du nom de néo-védisme. C'est à l'image des illustrations de la littérature krishnaïte, le sulpicien indo-américain, la bondieuserie transcendantale. Lourdes à côté, c'est rien. Demain nous continuerons la visite après une nuit de repos dans la "guest house".
Le gourou de la Nouvelle Vrindavan, c'est Kirtananda Swami. Nous sommes loin d'imaginer alors que ce gourou est beaucoup plus dangereux que notre petit roi soleil. Et pourtant, alors même que se tient la grande réunion, appelée par le courant réformiste, des événements se trament qui feront bientôt éclater le scandale le plus retentissant du mouvement Hare Krishna et qui enverra Kirtananda croupir derrière les barreaux. Pour avoir commandité le meurtre d'au moins deux dévots récalcitrants.
En attendant, un de ses sbires nous emmène dans un grand tour en 4x4 autour de la communauté. Les moyens mis en oeuvre sont impressionnants, Kirtananda a entrepris de concurrencer Dysney World avec un méga projet de parc d'attraction krishnaïsé. N'importe quel observateur extérieur ne peut que constater la disproportion des moyens avec le peu d'effectifs. Un tel projet devrait normalement être le fait d'une communauté beaucoup plus importante, on ne peut qu'avoir des doutes sur la provenance des finances...
La réunion démarre dans le flou des débats philosophiques. Au bout de deux jours, je suis excédé par le ton timide que prend le meeting et j'invite Hari à monter à la tribune pour lire notre lettre de doléances. A ma grande surprise, celui-ci m'encourage à prendre la parole à sa place. Je monte donc vers le pupitre, impressionné par cette assemblée de neuf cents dévots. Tous les gourous sont là ainsi que tous les sannyasis et présidents de temples.
Je m'apprête à lire mon papier mais le chairman me demande de parler directement. Un peu décontenancé, je commence à plaider la cause des disciples français de Prabhupada.
" Nous sommes nombreux à penser en France que les moyens utilisés desservent la mission de Prabhupada. Les français voient d'un mauvais oeil le fait que nous soyons installés dans des châteaux opulents. Nous pensons qu'il y a un véritable paradoxe à prêcher l'enseignement de Chaitanya de cette façon, nous sommes très éloignés de "plus humble que la paille dans la rue...."
De plus la pression financière qui repose sur la communauté des dévots est beaucoup trop lourde. Etant donné que la plupart d'entre nous ne nous reconnaissons pas dans ces projets, nous demandons que soient mis en place une politique de pluralité et qu'un autre G.B.C. soit désigné pour permettre à tous ceux qui sont en désaccord avec Bhagavan de pouvoir continuer leur service décemment..."
A la fin de mon exposé, je vois Bhagavan qui pousse Sundaroup du coude pour qu'il vienne prendre la parole derrière moi. Celui-ci s'exécute et commence son speach en m'attaquant sur le plan personnel. Il essaie de dénigrer ma position de directeur des relations publiques et tombe dans le mensonge et la diffamation. Le point est marqué, tout le monde a perçu la grossièreté de la manœuvre de Bhagavan. Désormais, tout le meeting prend un autre ton, on rentre au cœur des problèmes et Bhagavan est mis sur la sellette.
Chaque orateur qui passe ajoute à ma diatribe et les gourous en prennent pour leur grade. C'en est fini de l'aura de respectabilité que Bhagavan avait su sauvegarder en diffamant tous ses opposants. Ses sbires sont en rage, Indra Dyumna swami prend Harivilas à parti violemment en lui demandant de ne plus nous laisser parler comme nous le faisons. Hari lui répond en souriant qu'il n'a aucun pouvoir sur nous, que nous sommes libres d'agir comme bon nous semble (il jouit littéralement).
J'ai été très vexé par le discours mensonger de Sundarup aussi vais-je photocopier mon pamphlet que je distribue à tout le monde. Narakantaka en fait autant. Le clan de Bhagavan est au abois. Nous mettons tout sur le tapis, la faillite des finances de l'A.I.C.K., l'attaque proche du fisc français et tous les abus de pouvoir ridicules de Bhagavan, les couverts en or, les tapis à deux cent mille francs, les bureaux à cent cinquante mille francs pendant que les familles à Oublaisse n'ont pas de quoi acheter des couches pour leurs enfants...
A un moment donné, je pense même être allé trop loin et je demande à Pragosh s'il ne serait pas bon que j'aille pacifier le roi soleil. Pragosh est un jeune américain talentueux qui ressemble comme deux gouttes d'eau à Tom Cruise. Bhagavan l'avait mis en poste à Ermenonville mais il a fini par se rallier à nos idées révolutionnaires; il me conseille de m'asseoir sur mes positions.
"You know, when you take such positions you've got to stand on them."
Je suis son conseil en me disant que ce n'est pas lui qui doit rentrer en France. Je m'attends à passer de sales moments.
La débandade
De retour en France, il devient clair que je n'ai plus qu'une seule issue, démissionner de mon poste. La nouvelle de mon insurrection a fait le tour du mouvement et ce matin, dans la cour du château, une dévote a failli m'arracher les yeux.
" - Je voudrais te gifler pour ce que tu as fais à Shrila Gouroudev" m'a t'elle lancé.
Saumya se fait agresser chaque jour par les gouroudettes qui lui intime de me quitter.
" - Comment peux-tu vivre avec un être démoniaque qui ose critiquer un pur dévot de Krishna?"
Nous décidons de quitter les parages d'Ermenonville et nous allons nous installer à Durtal où ma mère nous loue une maison à petit prix. Pour subsister, je monte un commerce itinérant de vente de tableaux et de lithographies dans les galeries marchandes. Je réalise de bons chiffres d'affaires, mais mes journées durent douze heures et Saumya est amère d'avoir dû quitter le temple.
Elle me harcèle sans arrêt et bien sûr m'envoie dormir dans le canapé. J'étais habitué à faire chambre à part, mais là les conditions sont devenues difficiles, j'ai perdu mes amis de Paris, Bernard, Indrya et les autres. Nous souffrons de l'isolement. Saumya passe ses journées à la maison pour s'occuper de Jonathan qui est né l'année dernière à Senlis et de Benjamin qui a trois ans.
L'été arrive et je loue un magasin à la Baule pour la saison. J'ai loué un mobil home dans un petit camping du côté de Guérande et Saumya me rejoint. Mais au bout de quelques jours, elle décide de rentrer à la maison.
" - Je n'aime pas la plage, et les enfants jouent dans la poussière et les mégots au camping.
- O.k. salut Saumya."
Par la grâce de Krishna, après son départ je fais connaissance avec une jeune infirmière qui m'offre son corps avec joie. Nelly a vingt ans, je redécouvre avec elle les joies du sexe, elle jouit bruyamment et peut faire l'amour toute la journée. La moindre caresse la met dans tous ses états, nous nous arrêtons sur le bord des routes. Nous faisons l'amour sous la pluie, en forêt de Brocéliande. Nelly est sensuelle, mais elle n'a aucune conversation, l'été se passe et je la laisse rentrer à Concarneau pour finir ses études d'infirmière.
Un jour, Saumya ouvre une de mes lettres, c'est Nelly qui me réclame à corps et à cri. L'offense est insupportable, Saumya décide de me quitter. Elle va aller vivre à Narbonne avec un groupe de dévots dissidents. Plus tard je comprendrai qu'elle avait déjà amplement pris contact avec eux en recevant une note de téléphone de plus de six mille francs.
Il semblerait qu'un certain Didier l'ai charmé par ses qualités hautement spirituelles. Saumya ne se nourrit que "d'amour spirituel", elle se méprend par là complètement sur sa nature qui est celle d'une sensuelle refoulée. Elle se complait par contre à relater toute ma déchéance : J'aime lui lécher la chatte et je me masturbe régulièrement lorsqu'elle se refuse à moi. Les dévots que je rencontre sont désormais tous au courant de mes turpitudes, mais je n'arrive pas à m'émouvoir. Je dois être persuadé qu'au fond tous sont plus ou moins logés à la même enseigne et je me console avec l'histoire de Diogène. On dit que l'Hermite se serait masturbé sur une place publique.
- Que fais-tu Diogène, tu es devenu fou?
- Non, je fais au grand jour ce que vous faîtes tous en vous cachant.
Et puis en fait, cela m'arrange plutôt; de cette façon aucun risque de me prendre pour un grand brahmane. Cependant, un mois ou deux après son départ, Saumya et les enfants me manquent cruellement et je n'ai plus guère de motivation pour vendre mes tableaux. Je décide donc de les rejoindre à Narbonne.
Près du canal du Midi
Les dévots ont investi un mas un peu délabré qui appartient à la mère de Didier. Le petit gourou local est Jayantakrit avec qui je suis allé dénoncer les méfaits de Bhagavan six mois plus tôt. Il s'efforce de reconstituer un semblant de communauté dissidente. La divulgation de mes horribles penchants me disqualifie de tout rôle dans le mas des Charités. Mais c'est là le dernier de mes soucis, je demande à Saumya de bien vouloir reprendre la vie commune. Elle accepte malgré l'injonction de Jayantakrit qui a prescrit six mois de séparation.
Nous louons une grande bâtisse, la Fondelon, dans un domaine viticole près de Narbonne, à quelques encablures du Canal du Midi. Je découvre l'Aude avec délice, c'est le début d'un amour que je ne trahirai jamais. Mais les affaires sont de plus en plus difficiles, les samedis à vingt mille francs de la région parisienne sont bien loin. L'Aude est un département sinistré dix mois par an. Saumya est plus puritaine que jamais et en dépit de mes conseils elle refuse toujours toute contraception. Elle a décidé d'adopter une nouvelle méthode dont lui a parlé Jayantakrit, qui vient des Etats-Unis et qui consiste à relever les jours de fécondité par l'étude du cycle. Je rigole en lui disant que c'est la méthode Ogino qui a repeuplé la France après la guerre de 14. Saumya se vexe et la chambre d'amis me devient de plus en plus familière.
N'y tenant plus, je force le barrage de sa résistance le mauvais jour. Saumya est enceinte pour la troisième fois. Sa mère catastrophée, connaissant la réalité de notre relation, ainsi que nos difficultés financières la supplie de se faire avorter. Saumya ne veut même pas envisager une telle alternative.
Les galeries marchandes étant rares et peu fréquentées dans la région, je me vois contraint de retourner au porte à porte. Très vite je suis ... "grillé". Je passe des heures dans ma Renault 18 à attendre l'enthousiasme qui ne vient pas et quand vient le soir, je rentre bredouille.
Notre situation financière est devenue catastrophique et notre relation ne s'arrange toujours pas. Saumya ne supporte pas que j'abandonne mes pratiques dévotionnelles. Je lis toute la journée l'histoire des cathares et autres traités historiques sur les premiers temps du christianisme. Je ne cesse de penser à notre aventure des dix ans passés. Je suis convaincu que le pouvoir est l'ennemi de la spiritualité et j'alimente mes réflexions par ma découverte de l'histoire occitane. Cela bien sûr n'arrange rien à nos finances.
Nous finissons par décider de partir au Texas. Jayantakrit qui a vécu deux ans là-bas nous recommande aux dévots de Dallas. Nous vendons nos maigres biens et réunissons environ quarante mille francs. Les billets sont achetés et il nous reste à passer les trois semaines qui nous séparent du départ.
Nous nous rendons à la Nouvelle Mayapoura où cette fois l'on ne me tape plus dessus comme lors de mon dernier passage. Il faut dire qu'entre temps Bhagavan est parti avec la caisse et une jeune dévote donnant raison à toutes mes prévisions. On me considère désormais avec un respect mélangé malgré tout d'une certaine dose de méfiance. Le départ de Bhagavan a semé une véritable panique. Le fisc a redressé l'association à hauteur de quatre vingt millions de francs et la faillite est aux portes de la communauté.
Arrivés à la Nouvelle Mayapoura, on nous héberge dans la maison des invités. Saumya décide de se livrer à l'adoration des divinités pendant notre séjour. N'ayant pas eu droit au moindre câlin depuis des semaines, j'avise une petite tentative et me vois d'emblée reléguer à mon rôle de dévot déchu qui ne respecte rien. Pas même l'activité sacrée de brahmane poujari, or la règle exige qu' on soit chaste si l'on veut toucher les mourtis.
Cette fois, je n'y tiens plus, j'annonce à Saumya qu'une fois à Dallas, je lui loue une maison et je vais habiter seul dans le temple. La grande brahmane se sentant définitivement offensée décide de ne plus me suivre au Texas. Krishna! Comment fais-je pour supporter tout ça?
Ultime tentative
A Dallas, il fait chaud, très chaud, nous ne sommes pourtant qu'au mois d'avril. Le temple est dans un quartier pauvre de la ville. C'est une ancienne église aménagée à la mode néo-védiquo. Le restaurant par contre est excellent et le tout Dallas s'y donne rendez-vous. Dès mon arrivée, le gourou local met le président du temple en garde.
- Fais attention, ce français est un révolutionnaire.
Je me lie d'amitié avec un vieux célibataire brahmachari qui m'offre généreusement de partager son appartement ainsi que le montant du loyer. Il habite dans une vieille maison en bois peinte en blanc, elle est semblable à toutes celles du quartier. Pour subvenir à ses besoins, il va vendre des peintures à l'huile dans les galeries marchandes et il donne les trois quarts de sa recette au temple. Je dois dire que le dépaysement n'est pas total. Mais au moins, les dévots sont-ils sympas. Désabusés, pas trop fanas, atteints comme d'habitude de cette espèce de froide inhumanité qui se veut maîtrise de soi, connaissance supérieure ou que sais-je encore.
J'ai droit aux égards dus aux disciples directs de Prabhupada. Il faut dire qu'ils ne sont plus très nombreux dans le mouvement, la plupart ayant rejoint les rangs de Maya (la sorcière, l'illusion). Je me consacre à ma nouvelle passion, l'astrologie. Et tous les matins je prends un bain de soleil sur le pallier de l'escalier de bois.
Je vais finir par croire que je porte la poisse avec moi. Cela ne fait pas trois semaines que je suis arrivé qu'éclate déjà un scandale. La femme du chef poujari (le brahmane qui s'occupe de l'adoration dans le temple) fait une crise de nerf un beau matin après le mangala aratik, à cinq heures. Son mari qui est black, couche avec les petits blacks du quartier depuis dès années, elle ne le supporte plus et craque ce jour là. Décidément, nous vivons au royaume de l'hypocrisie. Il s'ensuit une période de trouble. Le poujari était aussi maître d'école et les parents ont peur qu'il n'ait abusé de leurs enfants. Le jeune homme est renvoyé avec sa famille vers je ne sais quelle destination. On me dit que la police n'a pas été mise dans le coup pour éviter des problèmes au mouvement.
Le gourou local, Tamal Krishna est un tyran plus malin que les autres. Il a pour avantage sans doute d'être versé dans l'étude des écritures, il en dérive certainement plus d'inspiration que Bhagavan de sa calculette ou Kirtananda de sa bétonneuse. On est obligé de reconnaître à l'homme une certaine finesse, il écoute un peu ses hommes et leur donne le minimum de respect. Cela ne l'empêche pas un beau jour de réveiller tous ses disciples pour une réunion à une heure du matin. Mon compagnon qui revient vers trois heures m'apprend que son gourou les a réveillés pour leur dire qu'ils doivent impérativement collecter plus d'argent pour le temple. Oh! Dure réalité, quand tu nous tiens.
Partout, où je vais, les moines mendiants sont devenus des "business moines". Ils n'ont pas compris que lorsque nous allions mendier ce n'était pas tant pour répondre à nos besoins que pour rendre service à l'humanité souffrante. Lorsque Prabhupada a vu le Château d'Oublaisse pour la première fois, il est allé s'asseoir sous un arbre et a dit: " Nous n'avons pas besoin de tout cela pour être conscient de Krishna, nous pouvons aussi bien parler sous un arbre." Il en savait quelque chose, lui qui est arrivé en Amérique avec quarante roupies. Ses premiers disciples, il les a fait à Central Park, en chantant sous un arbre.
Affairisme, activisme, fanatisme, les dévots sont fatigués, partout autour du monde. Le temps des belles certitudes est révolu. L'erreur des successeurs de Prabhupada est de figer son enseignement. Ils deviennent des petits fonctionnaires de la spiritualité, des prêlats soucieux de seulement préserver leurs privilèges. S'aventurer sur les plaines de la réflexion ne leur paraît pas nécessaire puisqu'ils sont détenteurs de la Vérité Absolue. Le navire des brahmanes coule dans l'océan de la mesquinerie, l'eau s'engouffre par la brèche béante de leur arrogance. "Plus humble que la paille dans la rue...." mes amis, c'est de reconnaître que nos frères les hommes ont quelque chose à nous apprendre. C'est de reconnaître ce qu'il y a de bon dans la société où nous vivons sans pour autant cesser d'être critique.
Votre orgueil vous rend si ridicules, si pitoyables. Votre prétention à bâtir un monde nouveau à partir de rien, en faisant table rase de tout l'acquis de la civilisation occidentale est une galéjade qui ne fait même plus rire vos anciens compagnons de route. Votre prétention d'importer un système qui fait la faillite de l'Inde, une folie qu'aucun indien sérieux n'oserait proposer. Le varnashrama dharma que vous désirez implanter est un système obsolète, n'ayant plus rien à voir avec notre époque.
Votre fainéantise, qui vous pousse à penser qu'il est plus simple de tout transmettre tel quel, vous laisse recouvrir l'essence de la gangue du formalisme qui dans votre cas atteint les confins de l'absurde et de la folie. Il ne suffit pas d'aller passer six mois par an en Inde pour vous convaincre que des foules sont derrière vous.
"Plus humble que la paille dans la rue...." c'est accepter que l'autre est différent et renoncer à vouloir le changer. Votre prétention à oeuvrer pour l'amour: le plus grand mensonge. Vous n'avez pas même le respect de vos propres frères et sœurs. Vous prétextez l'amour idéal pour n'avoir pas à aimer vraiment. Vous n'êtes pas même des yogis, le yogi c'est celui qui simplifie, or vous êtes dans l'inutile. L'habit inutile, les frustrations inutiles, les projets inutiles, à trop vouloir servir l'Absolu, vous ne servez que Maya, le brouillard, l'illusion, la brume.
"Plus humble que la paille dans la rue..." c'est accepter notre condition d'homme avec ses imperfections et ses incertitudes. Votre puritanisme cathare vous mène à la défaite de ces forteresses où vous vous retranchez. Défaite est la forteresse lorsque choît le gourou tout puissant. Et lorsqu'il ne choît pas, il bâtit d' autres forteresses de bêtise et de préjugés faciles. Mais vous n'êtes pas même de vrais cathares, eux au moins avaient compris que Dieu n'a pas besoin de temples et d'églises pour être adoré. Pour eux le temple était la nature, eux ne cherchaient pas à bâtir dans la pierre. Ce que la pierre gagne, la conscience le perd. Bhagavan qui voulait construire un temple plus grand que Saint Pierre de Rome aurait dû prendre la peine de savoir que la basilique fût construite grâce au commerce des indulgences. Ce fût sa vision qui inspira la réforme à Luther.
Chaitanya avait du génie, il n'a écrit que huit stances, il était un briseur de forme. Il savait que l’œuvre de la conscience est toujours à refaire. La science de l'alchimie est contenue sur une petite émeraude. Les forteresses idéologiques ne sont pas plus sûres que la frêle barcasse du doute. Chaitanya a enseigné l'art de pleurer pour le bien aimé, c'est par ses pleurs qu'il atteint l'Absolu, pas par la philosophie. Chaitanya a jeté aux orties les oripeaux du brahmanisme, il ne connaît que la souffrance des gôpis qui pleurent l'absence du Garnement.
Qui a compris le rire et les pleurs de Chaitanya?
Les dévots me fatiguent, je pars rendre visite à ma mère qui a monté un petit restaurant à Atlanta. J'ai acheté une vieille Buick à Gauranga, un canadien. Je traverse le Texas. En Louisianne, je m'arrête à la Nouvelle Orléans, les bhaktas ont un temple dans une grande maison en bois. La semaine dernière des gens ont tiré à coup de chevrotine dans le bâtiment.
La route surplombe les marécages pendant au moins quatre cents kilomètres, je vois des crocos qui barbotent en bas. En Alabama, je traverse une forêt pendant des heures. Quand l'angoisse me prend de tomber en panne, j'arrive à une baraque en bois digne d'un film des années cinquante. La pompe ferait le bonheur d'un brocanteur. A l'arrivée du pompiste, le film continue, c'est un rescapé de la ruée vers l'or. Il doit avoir soixante dix ans, buriné par les ans, salopette en jean et chemise à carreaux. Je reprends la route parmi les arbres centenaires, ici tout est gigantesque et sans âge. J'arrive enfin en Géorgie, ma mère n'en revient pas que j'ai trouvé ma route si facilement dans Atlanta.
"- Moi après un an, je ne retrouve toujours pas la route de la maison lorsque je vais faire mes courses.
- J'ai le sens de l'orientation."
Je rends visite au temple, on se croirait en Inde. Tout est pourri. Alors que je parle avec Jayapataka Swami, le gourou local qui sévit aussi en Inde, un gros morceau de plafond manque de lui tomber sur la tête. Plus tard j'assiste à une conférence de Hridayananda, un autre gourou. Son discours ne fait qu'une chose : révéler son obsession pour le sexe. Le célibat du swami lui monte à la tête. Je regarde les dévotes d'un oeil distrait, elles ne bronchent pas. Aucun doute, on se croirait en Inde. Je ramène d'immenses guirlandes chez ma mère et Alain.
On me met en garde contre les disciples de Kirtananda:
- Fais attention avec les types de la Nouvelle Vrindavan. Si tu la ramènes sur leur gourou, tu risques ta peau. Je suis leur conseil, j'ai déjà donné. De toute façon, je ne sais pas encore que Kirtananda a fait descendre les récalcitrants d'une balle dans la tête, mais des rumeurs courent.
A Dallas, Saumya m'a écrit pour me dire qu'elle ne me rejoindrait jamais. Je ne supporte pas l'idée d'être toujours séparé de mes fils. Mon billet charter va arriver à expiration, alors je reprends l'avion en direction de Paris. J'arrive chez Hari Vilas et là je retrouve Michel, alias Madhavendra, il me raconte son odyssée toute la nuit. Je l'ai connu à l'époque de la rue Lesueur, il a très vite quitté la zone de Bhagavan mais partout où il allait, le despote le retrouvait.
" - Je suis parti en Angleterre, là les choses n'allait pas trop mal, nous faisions du théâtre et j'y trouvais un peu de calme. Et puis Jayathirta le gourou local est "tombé", Bhagavan a alors été nommé et le cauchemar a repris.
Nous sommes alors parti avec ma femme Mandakini pour l'Afrique du Sud. Là bas, j'ai participé à la construction du temple gigantesque financé par les indiens; j'avais appris les techniques de sculpture traditionnelle en Inde. Mais Bhagavan a été nommé en Afrique du Sud.
Nous avons repris la diaspora pour l'île Maurice. Le répit a été de courte durée, six mois plus tard Bhagavan débarquait sur l'île. Si je te dis que la même chose c'est reproduite quand nous sommes allés en Californie, tu ne me croiras pas. Je me sens foutu, je vais me flinguer.
- Mais non Madho tu as un potentiel pas possible, tu vas t'en tirer.
Quelque temps plus tard, il était embauché au Parc Astérix pour construire les gros bonshommes en fibre de verre. Il est aujourd'hui directeur artistique chez une multinationale du parc de loisir.
" - C'est une secte pire que Krishna m'avoue-t-il aujourd'hui."
Le pauvre est poursuivi par les américains. Je ne rencontre plus que des gens cassés, brisés. Peut-être était-ce ce que nous recherchions. Les fiers cathares ont trébuché, les orgueilleux templiers ont perdu leur morgue.
- Il est bon de se sentir fragile Michel.
EPILOGUE
Micromegas, Arthur de la Kabale,
Tiens toi droit à l'orée de ta voix;
Coules et glisses, invincible, indicible.
Il ne reste plus rien des orgasmes passés.
La vile entreprise, la conquête du monde,
S'achève sous le marbre des tombes.
La douce compassion des esprits du Levant,
Pointe au coeur de ceux qui comblent le dedans.
La vision est insane qui ne voit pas l'innée,
L'oreille est inutile qui n'entend l'incrée.
A l'aube des temps ne gît pas le début,
La fin du cycle n'anéantit pas le vécu.
Les actes s'empilent en greniers invisibles,
Ils dorment patiemment et leur retour souvent
N'est pas des plus risibles.
J'ai revêtu une robe de vanité
Et me suis ceins d'une ceinture d'envie,
Une cape de haine recouvre mes épaules,
Et mes sandales sont le fruit de la violence.
Ainsi j'erre de par le monde des contraires,
bafoué par mes désirs, giflé par mon orgueil.
Mais le guide est doux qui sans cesse me conseille.
Attentif, aimant, il me prodigue ses soins.
Je le suis, je l'écoute et je m'émerveille.
La douleur est ma compagne, je la regarde de loin.
Les elfes et les fées gambadent.
L'air est imprégné de fortes impressions
qui échappent à ceux qui se débattent
dans la nuit de l'envie et le monde des noms.
………………………………
Les murs sont des vaisseaux de pierre
qui jamais ne prennent le large.
Faut-il crier plus fort que les affres du destin
pour attirer à soi les anges du soir ?
Si tu adores le vieux sage, nul bien ne sortira de ton âme.
Au mieux, tu peux le vénérer.
Mais sans doute suffit-il d'écouter l'onde de ses paroles
qui résonnent sur les parois de ta conscience.
Il faut savoir couper le son de l'extérieur,
car le vieux sage est multiple qui s'incarne dans le passant et le clochard.
La porte est là pour être ouverte et fermée.
Son état n'est ni l'un ni l'autre, sa fonction dépend du besoin.
Le coeur qui s'ouvre sans cesse
est un coeur qui finit par saigner.
Le chêne et les gonds de métal
se sont parés de la patine cuivrée du temps.
Effleures l'oxyde de leur existence et le secret se dévoilera.
Il n'est de porte que pour mieux sentir le seuil,
et les gardiens se détournent de l'innocent
qui oublie de faire grincer le marteau.
L' âme des mondes repose dans la racine d'un arbre rabougri.
Des insectes bienveillants y demeurent,
et sur leurs ailes sont gravés des chiffres incompréhensibles.
Quelques imbéciles s'évertuent à les décrypter,
quand leurs rythmes et leurs courbes
sont leurs seules raisons d'être.
Viens t'allonger sur les racines maternelles,
reposes ta tête sur le sein de la Terre
et goûtes le bien être qui naît de la solitude.
Je fais une dernière tentative avec les dévots en Belgique au début de l'été 1987 et puis je pars en courant. Ils sont vraiment fous. Je vais chercher un job à Toulouse, je ne serai pas trop loin de Saumya qui est toujours près de Narbonne.
Alain alias Anandamoya m'héberge chez lui. Au bout d'une journée j'ai trouvé un job de commercial chez un marchand de cuisines intégrées. Le week-end, je rentre à La Livinière pour voir les enfants et Saumya. Morgan naît à Carcassonne le 11 novembre, encore un cathare qui se réincarne, il pèse cinq kilos.
Le premier mois, j'ai fait le meilleur score du magasin, 200.000 francs de cuisines vendues. Merci Bhagavan, ton enseignement n'a pas été vain. Gloire à la calculette! Salaire net 6000 francs, je bosse douze heures par jour. L'esclavage continue mais il y a une illusion de liberté cette fois-ci. Je suis tellement fauché qu'un jour je vends mon alliance. Le week-end je rentre en pleurant, Saumya qui croit aux signes me donne la deuxième moitié de la bague. Nous les avions fait tailler les trouvant trop grosses.
"-Prends la taille de ton doigt chez un bijoutier, me dit-elle, je la ferai refaire."
A Toulouse, je rentre dans une boutique pour faire plaisir à Saumya. C'est Dominique qui prend la taille de la bague. Je lui explique mon dilemme, je lis les lignes de sa main. Elle a vingt et un an, une fleur de lys tatouée sur l'épaule. Dominique veut connaître mon histoire. Je l'emmène dîner au restaurant indien. Elle a les yeux comme des pétales de lotus, sa chevelure est noire comme les eaux du Ganges où je me baignais un soir d'éclipse de lune.
Nous découvrons quelque temps ce que veut dire être âmes sœurs. Nous nous enivrons du parfum des genêts et du vent des Corbières.
Dominique me donnera une petite fille, Gaya, cinq ans plus tard. Depuis j'apprends les larmes de la séparation. Il n'y avait que deux parties à la bague et Gaya m'a offert le fruit magique dans un jardin de lumière, au pied d'un arbre banian aux racines millénaires. Gaya m'a inspiré la force d’écrire cette histoire.
........
Mes fils, Benjamin, Jonathan et Morgan n'ont pas de nouvelles de leur mère depuis trois ans. Ils vivent dans un foyer à Angers, ils vont bien, je les prends les week-end. Ils font du roller et du patin à glace. Frédéric est au Mans, au Lycée hôtelier, il fait merveille dans la profession et va passer le bac pro, il connaît tous les vins et tous les fromages. Nous allons écrire à Saumya, je crois qu'elle est à Calcutta.
texte écrit en 1996 par Rémy Baudouin
Vision
Lorsque j'avais quinze ans, un vieil homme barbu m'était apparu lors d'une méditation, il était assis près d'un puit. J'eu peur de cette vision. Il est aujourd'hui assis près d'une pierre. Il me regarde en souriant et je n'ai plus peur de lui poser mes questions.
- Parles moi de l'expérience spirituelle ?
- Elle n'est guère définissable, plus on tente de la définir plus on l'enferme et plus elle nous échappe. C'est quelque chose de ténu, de fragile, de fugace. La religion essaie de se l'approprier mais elle n'appartient pas au monde de la possession. Il est difficile de parler de l'indicible. On peut dire sans se tromper que le silence lui est favorable. Elle exige qu'on renonce à la certitude, qu'on accepte les abîmes et les cimes.
- Mais où est le point d'ancrage?
- Il est ici, dans le corps, dans la matière, dans l'instant. Trop de "spiritualités" sont apologies de la fuite. Fuite hors du corps, fuite hors du monde, fuite hors de la conscience. Le silence c'est l'écoute. Ecoute du corps, écoute de l'autre, écoute de l'univers. Tout parle à celui qui écoute et observe. L'attention est requise dans le silence.
- Qu'est-ce qui pousse l'être à fuir ?
- La peur de souffrir, la peur de manquer, la fuite donne une sensation illusoire de mouvement qui n'est que déséquilibre hors de soi.
- Mais le corps nous limite, les sens nous aveuglent.
- La limitation est dans la forme, l'attention aide à percevoir le centre. Au centre de toute chose réside l'infinitude. Si tu perçois le centre des choses, tu seras en accord au milieu d'un dépotoir. Au milieu de la douleur du corps tu percevras l'étincelle où rien ne bouge et tout est actif.
- La mort sera-t-elle vaincue ?
- La mort n'est pas un ennemi, tu peux l'appeler dès aujourd'hui, elle est utile à toute vie. Ombre de la lumière, concave du convexe. "Peut-être n'es-tu pas sufisamment mort" dit Socrate. Apprends à mourir dès maintenant, fais mourir chaque certitude, chaque forme illusoire et tu seras au centre.
- Mais la peur me sert, elle aussi.
- La peur te sert tant qu'elle ne t'envahit pas, gardes la à raisonnable distance. Laisses la se coucher à tes pieds comme un chien qu'on caresse affectueusement. Parles lui doucement.
- Dieu est donc la création de l'homme.
- L'homme répond au désir de Dieu qui répond au désir de l'homme. L'homme est libre de sa vision et de ses choix. Dieu n'est rien d'autre que l'ami qui te parle, le vent qui t'écoute, l'enfant qui sourit. Si tu pénètres la vision de Dieu, l'âme du monde te parlera. La raison est ce qui sépare ce qui est uni.
- Mais sans la raison rien n'eût été entrepris.
- La raison sert à aller jusqu'au bord de la falaise, ensuite laisse planer l'esprit au gré des vents célestes. Mais ne renonce pas à une once de ton intelligence, elle est ta plus chère compagne. Elle est le point d'ancrage premier, le point d'ancrage ultime.
- Où sont les sages?
- Ne cherches pas le sage hors de toi. Ecoutes attentivement chaque bruissement dans les arbres. Laisses venir l'être qui vient à toi. Ne sépares plus ce qui est uni, le fou est sage quand le sage est fou.
- Jusqu'où faut-il aller dans la folie ?
- Vas dans ta folie aussi loin que tu es allé dans la raison.
- Si seul compte le centre que vaut la circonférence?
- Chaque point de la circonférence est un autre centre si tu l'observes avec soin. La seule limite est la vision ternie par la peur.
- J'ai besoin du groupe, c'est l'ensemble des raisons qui m'aide à avancer et à tenir.
- Le groupe est une circonférence, si tu y vois les centres, il te servira dans ta tâche. Mais la circonférence n'édicte pas sa loi au centre. C'est le centre qui anime. Moyeu de la roue, force primordiale. Le grand repose sur le petit.
- Focaliser sur le petit aide à comprendre le grand?
- Le petit peut s'enivrer du grand, mais sa jouissance est avec le petit. Trouves le lieu où tu existes.
NOTES
« Quelques années avant la révolution, le château d'Ermenonville était le rendez-vous des illuminés qui préparaient silencieusement l'avenir. Dans les soupers célèbres d'Ermenonville, on a vu successivement le comte de Saint Germain, Mesmer et Cagliostro, développant, dans des causeries inspirées, des idées et des paradoxes dont l'école dite de Genève hérita plus tard. - Je
crois bien que M. de Robespierre, le fils du fondateur de la loge écossaise d'Arras, - tout jeune encore - peut-être encore plus tard, Sénancourt, Saint Martin, Dupont de Nemours et Cazotte, vinrent exposer, soit dans ce château , soit dans celui de Le Pelletier de Monfortaine, les idées bizarres qui se proposaient les réformes d'une société vieillie, laquelle dans ses modes mêmes, avec cette poudre qui donnait aux plus jeunes fronts un faux air de vieillesse, indiquait la nécessité d'une complète transformation.
... La tombe de Rousseau est restée telle qu'elle était, avec sa forme antique et simple, et les peupliers, effeuillés, accompagnent encore d'une manière pittoresque le monument, qui se reflète dans les eaux dormantes de l'étang. Seulement la barque qui y conduisait les visiteurs est aujourd'hui submergée... Les cygnes, je ne sais pourquoi, au lieu de nager gracieusement
autour de l'île, préfèrent se baigner dans un ruisseau d'eau bourbeuse, qui coule dans un rebord, entre des saules aux branches rougeâtres, et qui aboutit à un lavoir, situé le long de la route.
Nous sommes revenus au château. - C'est encore un bâtiment de l'époque d'Henri IV, refait vers Louis XV, et construit probablement sur des ruines antérieures - car on a conservé une tour crénelée qui jure avec le reste, et les fondements massifs sont entourés d'eau, avec des poternes et des restes de ponts-levis. »
Gérard de Nerval
Les filles du feu
Petit glossaire des mots sanskrits et expressions Krishna.
Jaya ....: exclamation de joie et de glorification: gloire à....
Mourtis : Statuts des divinités dans le temple.
Prashadam : La nourriture consacrée offerte à Krishna.
Tilak : le symbole en argile que les dévots portent sur le front.
Dhoti : robe traditionnelle portée par les hommes, généralement en coton.
Mantra : Formule sonore censée libérer le mental.
blooper : partir du mouvement Hare Krishna.
sankirtana : le chant en groupe des noms divins, par extension, toute glorification de dieu. Les dévots nomment ainsi la distribution des livres et la collection d'argent.
Maya : l'illusion.
Lakshmi : la déesse de la fortune, par extension, l'argent.
Prabhupada : 1896-1977 le fondateur du mouvement Hare Krishna aussi appelé Shrila Prabhupada et A.C. Bhaktivedanta Swami Prabhupada.
Sannyassi : moine renonçant, portant l'habit safran et le bâton du renoncement: le danda.
Bramhachari : moine célibataire n'ayant pas prononcé de voeu définitif comme le sannyasi, il peut se marier et devenir homme marié : griastha.
Bhagavan alias Gouroudev: le successeur de Prabhupada pour l'Europe du Sud, parti avec la caisse en 1986.
Adishekara :,chef de groupe de distributeurs de livres en 74 puis un des dirigeants français dans le début des années 80. Vit actuellement en Inde mais n'est plus actif dans le mouvement.
IndraDyumna Swami : Américain, il fut le bras droit de Bhagavan dans les années 70, 80. Actuellement gourou actif du mouvement, prêche dans les pays de l'Est où il a de très nombreux disciples.
Wishvambar : québécois et autre bras droit de Bhagavan, il a soutenu Bhagavan jusqu'à la dernière minute tout comme son compère Indradyumna swami.A quitté le mouvement à la fin des années 80.
* Tambours oblongs à 2 extrèmités.
* c'est désormais mon nom d'initiation.
* Gloire à Chaitanya, l'avatar doré.
* moine renonçant, il ne voit donc plus sa femme.